Peu d'ouvrages ont autant défrayé la chronique en France que "Les fossoyeurs". Sa publication a entraîné des réactions rapides de nombreux acteurs privés et publics impliqués dans la question du grand âge et de la dépendance. Beaucoup d'entre eux ont promis de revoir le système en profondeur pour que les pratiques et abus décrits dans cet ouvrage n'aient plus lieu.

L'auteur, Victor Castanet, journaliste, dévoile des pratiques choquantes d'Orpea, une chaîne de 220 Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Les preuves, issues de sources multiples, sont très convaincantes, la méthode d'élaboration de l'investigation bien décrite, la construction de l'ouvrage rigoureuse et entretenant l'intérêt du lecteur, l'écriture précise. L'auteur a pu travailler à temps plein pendant presque 3 ans, grâce à son éditeur, qui a pris le risque de financer l'enquête. Celle-ci a été menée auprès de plus de 250 personnes : familles de résidents, professionnels d'Ehpad occupant diverses fonctions, dirigeants du groupe, directeurs de groupes privés concurrents, fournisseurs, responsables administratifs et politiques. L'auteur a dû attendre que certains témoins de premier plan, dont des directeurs d'établissement, dépassent leur peur de révéler des pratiques condamnables (1).

La description d'une recherche de rentabilité maximale

Les pratiques d'Orpea telles qu'elles sont décrites sont extrêmes à bien des égards : achats insuffisants de protections contre l'incontinence, rationnement des repas ; utilisation suspecte de contrats courts pour des postes censés être pérennes, et dans certains cas en remplacement d'un salarié à l'identité douteuse ; en fin d'année, remises illégales de la part de fournisseurs, au profit du siège du groupe, pour des produits financés par des dotations publiques ; etc. (a)(1).

L'ouvrage montre aussi la très forte vulnérabilité des personnes en grande dépendance. La grande difficulté pour les familles à prendre la mesure des maltraitances institutionnelles et à s'y opposer. Et les dégâts provoqués par la recherche de rentabilité maximale dans le domaine médicosocial, avec un bénéfice moyen avant paiement des loyers et impôts très élevé, de plus de 27 %, pour le groupe Orpea. L'auteur décrit un « système » et brosse le portrait critique de plusieurs hauts dirigeants. À l'image de ce directeur d'exploitation, paraissant éloigné des préoccupations liées aux soins et à leur qualité, et davantage obnubilé par la restriction des coûts, à tout prix (1).

La mise en évidence d'une part de responsabilité des autorités

Les pouvoirs publics n'ont manifestement pas été à la hauteur et portent une part considérable de responsabilité dans le scandale décrit, du fait des stratégies de connivence entre dirigeants d'Orpea et pouvoirs administratifs et politiques, et des insuffisances du côté des agences régionales de santé. Inconséquence des autorités aussi dans le fait que Victor Castanet n'ait obtenu aucune réponse de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (Dgccrf), alors qu'il lui proposait de possibles preuves d'escroquerie à l'argent public (1).

Il semblerait qu'en France les responsables politiques aient surtout vu en Orpea un champion économique mondial du secteur, sans se poser trop de questions sur la façon dont le groupe était parvenu à cette position. Victor Castanet a raison de s'interroger : « Y a-t-il déjà eu dans l'histoire économique de notre pays un secteur ayant engendré autant de multimillionnaires en si peu de temps [une dizaine dans le top 500 français] ? Il n'est pas inutile de se rappeler que ces milliards d'euros concentrés dans les mains de quelques hommes sont en partie issus de dizaines de milliers de pensions de petits retraités français ainsi que des généreuses subventions publiques ». Et au détriment de la qualité des services rendus et du bien-être des résidents, la maltraitance apparaissant comme institutionnelle dans certains établissements (1).

De très nombreuses personnes concernées

L'exploration des dimensions économique et politique du système des Ehpad explique pourquoi l'ouvrage a eu un impact aussi important dans la société, plus que d'autres déjà publiés. Le lecteur peut aussi envisager que d'autres Ehpad ont des pratiques proches de celles d'Orpea, ou trouver dans cette enquête une confirmation de ce qu'il a peut-être lui-même constaté ou pressenti en visitant de tels établissements. L'onde de choc suscitée par l'ouvrage tient, au final, au nombre considérable de personnes concernées : celles qui sont ou seront hébergées dans les Ehpad, celles qui les entourent, celles qui y travaillent en souffrance.

©Prescrire 1er octobre 2022

Note :
a- Orpea n'a pas répondu aux questions de Victor Castanet avant la parution de son enquête (réf. 1,2). À la suite de plusieurs rapports et audits, au printemps 2022, le groupe a fini par reconnaître plusieurs des accusations portées contre lui (réf. 2).

Extraits de la veille documentaire Prescrire.
1- Castanet V "Les fossoyeurs", Fayard, Paris 2022 : 390 pages. 2- Barret A-L "Le PDG du groupe, Philippe Charrier : « Orpea a manqué de rigueur »" Le Journal du dimanche 7 mai 2022. Site www.lejdd.fr consulté le 2 juin 2022 : 3 pages.

Partager

• Textes complets :

"Prix Prescrire 2022" Rev Prescrire 2022 ; 42 (468) : IV de couverture. Accès libre.

"Lu pour vous. Les fossoyeurs" Rev Prescrire 2022; 42 (466) : 628. Réservé aux abonnés.