Co-fondateur de la revue Prescrire, Gilles Bardelay, médecin, a été entendu le 9 octobre 2019 au procès Mediator°, au titre de « lanceur d'alerte ». Voici des extraits de son témoignage, relu et complété avec son épouse Danielle, pharmacien polyvalent, co-fondatrice de Prescrire.
L'effet "bon pour tout"
« Hyperlipidémies, diabète patent ou asymptomatique, athérosclérose, etc. : les indications revendiquées par Servier pour Mediator° étaient quasiment universelles.
Il est fréquent que les indications des médicaments soient ainsi les plus larges possible. C'est l'effet "bon pour tout". Plus grand, plus fort et aussi plus longtemps : la firme recherche des prescriptions au long cours. Un obèse, on le tient de façon chronique…
La firme Servier est un grand spécialiste de la chose. Pour chacune de ses spécialités pharmaceutiques, elle cherche à développer un imaginaire auprès des prescripteurs. Elle l'étaye en orientant les recherches sur tel ou tel aspect biologique, support ensuite de sa promotion.
Les médecins n'ont pas besoin de tels mirages. Ce dont ils ont besoin, ce sont des preuves patentes d'utilité thérapeutique pour bien soigner les patients. »
1984 : pas de preuve solide d'intérêt thérapeutique dans le diabète, selon la "commission Alexandre"
« La "commission Alexandre" a été mise en place en 1976 à l'initiative de la ministre Simone Veil. En France, avant cette date, l'évaluation des médicaments était basique, d'ordre uniquement administratif, et l'information à destination des praticiens était essentiellement promotionnelle.
Cette commission d'experts présidée par le Pr Jean-Michel Alexandre, à laquelle Gilles a participé pendant dix ans, était chargée de réviser les monographies du dictionnaire Vidal de l'ensemble des spécialités pharmaceutiques déjà sur le marché.
En ce qui concerne les indications, trois groupes furent distingués : les indications s'appuyant sur des évaluations thérapeutiques à peu près solides étaient formulées simplement et directement ; les indications issues d'évaluations peu solides, mais dont le dossier comportait quelques arguments biologiques, étaient précédées de la formule « proposé dans… » ; les autres, pour lesquelles il n'y avait rien de solide dans le dossier, étaient précédées par la formule « utilisé dans… ». (2)
Comme l'indique par exemple le dictionnaire Vidal 1984, pour Mediator° dans « le diabète asymptomatique avec surcharge pondérale », la commission Alexandre a retenu les termes d'« adjuvant du régime », équivalent à « utilisé dans », ce qui signifie qu'il n'y avait toujours pas, à cette date, de preuve solide d'intérêt thérapeutique de ce médicament dans cette indication. »
Des prescriptions hors AMM, en "obésologie", qui firent le bonheur de la firme
« Prescrire a parlé de Mediator° en 1986, soit 10 ans après sa commercialisation, en réponse à une question d'un lecteur, médecin généraliste, qui s'interrogeait sur une étude mise en avant par Servier, comparant Mediator° à Glucophage° (à base de metformine). Il s'agissait d'une publication française de bas niveau, sans comité de lecture, tellement mal faite qu'on ne pouvait rien en tirer. Il n'y avait alors toujours aucune preuve de l'utilité thérapeutique de Mediator° dans le diabète. (3)
20 ans après la commercialisation de Mediator°, en 1997, Prescrire a refait un point dans la rubrique "Avec plus de recul". Les preuves sur l'intérêt thérapeutique du benfluorex chez les diabétiques étaient toujours inexistantes. (4)
Et finalement ce furent surtout les prescriptions "hors AMM" , en "obésologie", destinées à faire artificiellement maigrir, qui firent le bonheur de la firme Servier. (5) »
Il ne suffit pas de savoir si le glucose rentre mieux dans le muscle chez le Rat…
« Notre préoccupation, comme médecins soignants, c'est de savoir si tel ou tel médicament va apporter quelque chose d'utile pour les malades.
Nous ne sommes ni pour ni contre les firmes, nous sommes pour la qualité des soins. Quand un médicament apporte quelque chose qui permet de mieux soigner, nous applaudissons.
Pour ce qui est du diabète, il ne suffit pas de savoir si le glucose rentre mieux dans le muscle chez le Rat ou la Souris. Il faut aussi savoir si le taux de glycémie baisse réellement chez l'Humain, et surtout si le médicament a un effet préventif sur les complications cardiovasculaires du diabète, sur la prévention des handicaps ou la durée et la qualité de la vie.
En parlant de "clinique", la firme Servier renvoie à de la biologie, à de la pharmacologie. Mais ce qui compte, c'est l'activité thérapeutique réelle sur les complications du diabète. La firme n'a jamais fait réaliser d'essai comparatif avec Mediator° sur cette base. Elle a essentiellement joué sur l'esbroufe.
En 1997, nous avons qualifié Servier de « grand illusionniste », pour une publicité qu'il avait publiée sur Mediator° (6). La méthode Servier est faite de falsification, de demi-vérité, de mensonge par omission, pour orienter la pensée du prescripteur vers un mirage biologique, un effet chez l'Animal, en l'absence de preuve d'utilité thérapeutique chez l'Humain. »
Le jour où ça scintille…
« Pendant de longues années, et malgré notre veille documentaire déjà notable à l'époque, nous n'avons pas eu connaissance des graves effets cardiorespiratoires (valvulopathie et hypertension artérielle pulmonaire) du benfluorex. Le dispositif d'alerte de la pharmacovigilance française coordonné par l'Agence du médicament ne nous a été d'aucune aide.
Mais on ne trouve que ce que l'on cherche. Les cardiologues mettaient les valvulopathies observées sur le compte d'atteintes anciennes de rhumatisme articulaire aigu, même si celui-ci était devenu rare en France. Les pneumologues se sentaient démunis face aux graves hypertensions artérielles pulmonaires "sans cause" qu'ils rencontraient.
Ce "scotome" intellectuel sur les effets indésirables liés au médicament était accentué par la césure ville-hôpital. Les "obésologues" n'ont jamais su les conséquences de leurs prescriptions. Les généralistes adressaient des patients essoufflés aux cardiologues ou aux pneumologues selon les cas. Au final, personne ne faisait le rapprochement avec une cause médicamenteuse et particulièrement avec Mediator°.
C'est pour ça que le jour où ça scintille, où un signal potentiel d'effet indésirable émerge, il ne faut pas perdre de temps, et donner aux praticiens des éléments pour qu'ils puissent faire les rapprochements nécessaires. Sinon, les années passent, et le médicament poursuit sa nocivité silencieuse.
En France, à peu près toutes les études relatives aux médicaments sont entreprises et financées par les firmes, avec un risque de falsification et de minimisation. Une méthode des firmes, et de Servier particulièrement, pour maintenir le plus longtemps possible un médicament douteux sur le marché, consiste à lancer une nouvelle étude pour faire patienter les autorités. Pour Mediator°, les études de ce type ont duré de 1998 à 2009, alors qu'il y avait déjà assez d'éléments pour éviter que des gens meurent.
S'il n'y a qu'un ou deux cas d'effets indésirables rares mais graves, l'Agence devrait faire faire rapidement une étude cas-témoins. C'est cela qui a finalement contribué au retrait de Mediator°. »
Bénéfice inexistant, retirer le médicament au moindre effet indésirable avéré, voire au moindre doute
« Un médicament s'évalue à l'aune de son rapport bénéfices-risques. Ainsi, après-guerre, l'usage de la streptomycine, récemment découverte, a permis de guérir de la méningite tuberculeuse, jusqu'alors mortelle, malgré des effets indésirables à type de surdité.
Quand on aide quelqu'un à ne pas mourir, même s'il y a un risque de surdité, le rapport bénéfices-risques est favorable. Mais si le bénéfice attendu du médicament est inexistant ou inférieur aux médicaments déjà sur le marché, on doit le retirer au moindre effet indésirable avéré, voire au moindre doute. Et surtout, les praticiens doivent choisir de ne prescrire que les médicaments de référence mieux évalués.
Le désastre du Mediator° risque bien sûr de se reproduire à l'avenir, puisque les médicaments sont actuellement mis sur le marché de plus en plus rapidement et que leurs effets indésirables ne sont pas évalués correctement et assez vite. Une fois le médicament commercialisé, c'est dur de rattraper le coup, sauf si des événements graves sont repérés. »
Un jeu d'irresponsabilité potentielle
« Le médicament est prescrit par un médecin qui ne le prend pas et ne le paie pas ; le patient le prend mais sans le choisir ni le payer directement ; la Sécurité sociale le paie sans le prescrire ni le prendre. C'est un jeu d'irresponsabilité potentielle au niveau de ces trois acteurs. Ajoutez à ces acteurs une Agence du médicament peureuse et sous influence et un industriel qui a intérêt à ce que son médicament soit vendu le plus longtemps possible, au prix le plus élevé possible, on comprend alors que l'intérêt bien compris des patients peut disparaître des radars.
Dans le désastre Mediator°, il y a de la responsabilité à haut niveau, à la firme et à l'Agence du médicament. La plus grande responsabilité concernant un médicament, c'est de faire prendre un risque alors qu'on n'en attend pas grand-chose en termes d'utilité. »
Les relations captives de certains acteurs avec Servier
« En France, la firme Servier a révolutionné la promotion des ventes. Dans les cours de pharmacie industrielle auxquels a assisté Danielle pendant ses études, les méthodes de promotion de Servier étaient mises en exergue, voire citées en exemple. Dans les années 1970-1980, cette firme a développé une politique de visite médicale très agressive. Si cette méthode n'avait pas marché, elle l'aurait arrêtée.
Une autre caractéristique de cette firme, c'était l'entregent. Elle a développé des liens étroits, personnels, avec un maximum de personnes qui comptaient ou étaient susceptibles de compter un jour. Elle les repérait dans les amphithéâtres et les services hospitaliers, leur proposait des services. Petit à petit se tissaient des relations privilégiées, voire captives, avec la firme. »
La firme propose, le médecin dispose
« Une firme n'est jamais fautive toute seule. Elle propose, et le médecin prescripteur dispose.
Beaucoup de médecins se documentent aux bonnes sources, et ainsi constituent en connaissance de cause une "boîte à outils" médicamenteuse fiable, au bon rapport bénéfices-risques.
Mais d'autres prescrivent sans réfléchir, selon les injonctions des firmes. Les médecins qui ne se forment pas et ne développent pas leur indépendance d'esprit sont irresponsables. Ils méritent un coup de pied au cul !
Pour payer ses études de médecine, Gilles a été maître-nageur sauveteur. Les capacités de ces professionnels sont contrôlées tous les cinq ans. Espérons qu'un jour une telle obligation de formation correcte et régulière sera instaurée pour les médecins.
Médecins prescripteurs et pharmaciens doivent refuser toute compromission et tout laisser-aller. Leur principal honneur, c'est de prescrire le mieux possible pour les patients, et que ceux-ci les récompensent de leur confiance et de leur satisfaction. »
Propos recueillis par ©Prescrire
bibliographie
1- "Sur la sellette. Les laboratoires Servier pour le Mediator°" Pratiques ou les Cahiers de la médecine utopique 1977 ; (13) : 28-31.
2- "Vidal 81" Rev Prescrire 1981 ; 1 (5) : 26.
3- "Mediator°, activité ou non ?" Rev Prescrire 1986 ; 6 (58) : 42.
4- "Benfluorex pour quoi faire ?" Rev Prescrire 1997 ; 17 (179) : 807-809.
5- "Mediator° à la loupe" Rev Prescrire 1999 ; 19 (191) : 66-67.
6- "Le grand illusionniste" Rev Prescrire 1997 ; 17 (173) : III.
Truc 20 mg ou Truc 60 mg, c'est toujours Truc
« La firme Servier a commercialisé trois médicaments issus de la fenfluramine : Pondéral° (mis sur le marché en 1965), Mediator° (1976), Isoméride° (1985).
Dans les années 1970, les anorexigènes n'ayant plus bonne presse, la firme a fait oublier Pondéral° (fenfluramine à 20 mg). Et en 1977, elle a lancé Pondéral Retard° (fenfluramine à 60 mg), qu'elle a présenté comme une nouveauté formidable : « un correcteur métabolique de l'obésité ».
La réalité anorexigène de la fenfluramine était camouflée, son mirage métabolique développé. Mais Truc 20 mg ou Truc 60 mg, c'est toujours Truc, cela n'en fait pas un "nouveau" médicament. En l'occurrence, il s'agissait bien de Pondéral°, revisité dans un imaginaire différent.
Un médecin généraliste du Bas-Rhin a attaqué Servier pour publicité mensongère en 1978. Et le Syndicat de la médecine générale a fait de même dans les mois qui suivirent. Le caractère fumeux des indications de Pondéral Retard° a ainsi été établi (1).
En conséquence de quoi, la commission Alexandre a nettoyé l'information relative au Pondéral Retard° dans le dictionnaire Vidal. Et la firme a été obligée de diffuser une nouvelle monographie. Il n'était plus dit que c'était un nouveau médicament, mais une nouvelle forme galénique, et un simple « adjuvant des régimes restrictifs au cours des traitements de l'obésité simple ou compliquée de l'adulte ». Et il était précisé que son effet avait été étudié chez l'Animal et non chez l'Humain (2).
Pondéral°, puis Pondéral Retard°, puis Mediator°, puis Isoméride°, tous quatre de la série des fenfluramines, ont fait l'objet par la firme Servier d'une même stratégie promotionnelle, faite de mirages, étalée sur plus de 40 ans. »
bibliographie
1- "Publicité mensongère et information des médecins" Pratiques ou les Cahiers de la médecine utopique 1978 ; (25-26) : 19-62.
2- "Chroniques pharmaceutiques des mensonges publicitaires" Pratiques ou les Cahiers de la médecine utopique 1979 ; (29) : 84-86.