Prescrire a publié en février 2022 (n° 460, p. 136-146) une analyse intitulée "Agence européenne du médicament : une politique de transparence gâchée par trop de dysfonctionnements" qui relate, exemples à l'appui, les difficultés rencontrées par Prescrire pour obtenir de l'EMA divers documents, malgré l'engagement pris par celle-ci en 2011 de réformer sa politique de transparence. Prescrire estime que ces obstacles justifient une enquête officielle en vue de l'analyse de leurs causes et de l'adoption de mesures appropriées. Une copie de cet article a été envoyée à Emer Cooke, directrice exécutive de l'EMA, ainsi qu'à la Commissaire européenne en charge de la santé, au Médiateur européen et à certains parlementaires européens. En mai 2022, Emer Cooke a répondu à Prescrire. Nous publions le courrier qu'elle nous a envoyé, traduit et commenté par Prescrire.
Merci de m'avoir écrit pour partager votre article sur la politique de transparence de l'Agence européenne du médicament (EMA) au cours des 10 dernières années (1).
Dans votre lettre datée du 5 mai 2022, vous reconnaissez que l'EMA a progressé vers une plus grande transparence, en étroite coopération avec les parties intéressées, dont votre organisation, et avec le Médiateur européen.
Nous sommes d'accord sur le fait que la transparence avec la publication dans les meilleurs délais des informations sur les médicaments, dont les données cliniques, est un élément crucial de la réglementation sur les médicaments. Vous conviendrez également, nous l'espérons, qu'en dépit des inquiétudes que vous soulevez, les changements de politique institués ces dernières décennies ont placé l'EMA à la pointe de la transparence sur les questions réglementaires. L'Agence va même bien au-delà de ce qu'exige la législation européenne afin de pouvoir fournir le plus d'informations possible au public (2).
Nous sommes convaincus que la transparence est essentielle pour renforcer la confiance du public dans les décisions réglementaires et dans les médicaments mis sur le marché européen. Mais nous admettons aussi que, malgré les progrès réalisés, nous devons continuer à trouver les moyens d'adapter notre politique de transparence et nos procédés à mesure que les besoins de nos parties prenantes évoluent.
Dans votre article, vous pointez un certain nombre de préoccupations qui à notre avis donnent une fausse image de l'esprit et du véritable impact d'une initiative qui a conduit à des niveaux de transparence sans précédent tant en Europe que dans le monde. Nous souhaitons saisir cette occasion de répondre aux points que vous soulevez, et nous vous invitons à publier cette réponse dans son intégralité.
Prescrire : Merci pour votre réponse détaillée sur ce sujet important relatif aux pratiques de l'EMA et à la législation en vigueur. Il est utile de poursuivre l'échange sur l'interprétation des règles et leur mise en œuvre. En pratique, ce qui compte pour nous c'est la possibilité d'obtenir de l'Agence les informations dont nous avons besoin pour rendre le meilleur service à nos abonnés et à leurs patients, dans des délais compatibles avec la qualité de l'information que nous publions. C'est pourquoi nous demandons plus globalement un audit officiel et nous en appelons à la responsabilité des députés européens et de la Commission européenne.
Occultation de certaines données par l'EMA
L'occultation de certaines données dans un document avant de le rendre public est une partie essentielle de la gestion des demandes d'accès aux documents. L'EMA doit respecter la législation de l'UE qui exige que l'Agence masque les informations commerciales à caractère confidentiel (ICC), et nous avons le devoir d'anonymiser les données personnelles protégées (DPP) qui pourraient permettre l'identification d'individus, notamment celles de patients.
Attention à ne pas juger du bien-fondé des occultations en fonction de l'envergure qu'elles prennent dans certains cas particuliers. Pour illustrer l'étendue des données occultées, sachez que pour les documents publiés au cours de la première année de mise en œuvre de la Policy 0070, environ 1 page sur 10 000 portait des occultations pour protéger des ICC (3). Selon la nature du document, l'anonymisation des DPP peut représenter une part plus importante de textes occultés, car il est primordial que les individus, notamment les patients, ne puissent pas être identifiés. L'EMA passe méthodiquement en revue les DPP dans tous les documents dont la publication relève du Règlement 1049/2001 ou publiés dans le cadre de la Policy 0070.
Prescrire : Nous approuvons bien sûr l'anonymisation des données personnelles. Nous partageons entièrement l'objectif de protéger l'identité des participants aux essais cliniques.
Nous contestons par contre l'occultation de données cliniques (caviardage) qui sont essentielles pour une information éclairée sur les bénéfices et risques d'un médicament, telles que la nature précise et la fréquence des effets indésirables, la taille de la population exposée au médicament, etc.
Système de file d'attente pour gérer le traitement des demandes d'accès aux documents
Le système de file d'attente peut s'appliquer quand un demandeur soumet une requête, ou plusieurs, alors que l'Agence traite encore une demande précédente émanant du même demandeur. Cela signifie qu'une seule requête par demandeur sera traitée à la fois.
En 2019, le Médiateur européen concluait que « le système de file d'attente de l'EMA constitue une solution équitable et appropriée pour des situations dans lesquelles l'EMA se verrait sinon obligée de refuser l'accès de documents au public en raison d'une charge administrative excessive ». Le Médiateur notait également que « l'EMA applique ce mécanisme de manière raisonnable et proportionnée » (4).
Ce système est en place pour permettre à l'EMA de remplir ses obligations envers le plus grand nombre de demandeurs possible.
À cause des contraintes dues au déménagement de l'EMA à Amsterdam et à la pandémie de covid-19, certaines demandes d'accès aux documents ne peuvent pas être traitées immédiatement. Elles sont alors placées dans une ‘file d'attente chronologique' et traitées dès que possible. En échangeant avec les demandeurs, nous évaluons l'urgence de leurs requêtes ; sauf urgence particulière, elles sont traitées par ordre chronologique d'enregistrement (5).
Prescrire : Le système de file d'attente pour la gestion des demandes d'accès multiples d'un même demandeur, et le fait que le temps passé dans la file d'attente n'est pas comptabilisé par l'EMA, posent un réel problème et nous contraint à l'autocensure. La situation actuelle diffère notablement de la plainte de 2017 pour laquelle le médiateur européen a rejeté le grief de maladministration. Aujourd'hui, nos demandes sont parfois stockées pendant de nombreux mois dans la file d'attente, une situation qui paraît contraire à l'objectif du Règlement 1049/2001 stipulant que les demandes soient traitées avec promptitude. Il serait utile que le Médiateur européen réanalyse la situation, pour mesurer l'envergure des demandes inactivées, le temps passé dans la file d'attente et la compatibilité avec l'esprit du Règlement 1049/2001. Il est à souligner que, dans les faits, la procédure de l'Agence ne nous permet pas d'introduire une plainte auprès du médiateur parce qu'il n'y a ni refus d'accès au document ni dépassement des délais de traitement, étant donné que le temps passé dans la file d'attente n'est pas comptabilisé par l'EMA.
Délai de 10 jours avant divulgation des documents
Lorsque l'EMA s'oppose aux occultations proposées par un tiers (souvent un détenteur d'AMM ou un promoteur d'essai clinique), nous accordons à ce tiers un délai de 10 jours ouvrables avant de divulguer le document concerné.
Même si l'EMA souhaite divulguer les documents aussi rapidement que possible, il est important que le tiers ait la possibilité d'intenter un recours auprès de la Cour de justice de l'Union européenne. Si l'Agence divulguait les documents immédiatement, la partie tierce ne pourrait pas exercer son droit de contester la légalité des décisions de l'EMA, décisions que l'Agence défendra fermement devant la Cour.
Nous réfutons l'idée que ce délai de 10 jours soit "excessivement généreux" ou que notre politique en générale soit d'une prudence excessive.
Nous notons que votre article ne met pas en évidence le fait que la période de préavis de 10 jours s'applique uniquement si l'EMA et la partie tierce ne sont pas d'accord sur la divulgation d'un document ou sur les occultations proposées.
Prescrire : En effet, notre article ne mentionne pas que la période de consultation de 10 jours s'applique uniquement en cas de désaccord entre l'EMA et la partie tierce sur la publication du document ou du caviardage proposé. Mais dans un courrier de l'EMA à Prescrire en février 2021, portant sur des cas précis, il nous a semblé qu'il s'agissait d'une pratique systématique.
Divulgation de l'identité des demandeurs
Pour donner accès aux documents demandés, l'EMA communique aux tiers concernés le nom de l'organisation qui demande ces documents. Cette pratique est en place depuis 2015 et suit une recommandation du Médiateur européen (6).
Veuillez notez que même s'il nous arrive de communiquer le nom de l'organisation qui a fait une demande, nous ne divulguons pas le nom de l'individu qui a envoyé la demande, ni son adresse courriel personnelle ni aucun détail personnel. Avant de décider de révéler le nom d'une organisation, l'Agence examine toute objection que pourrait soulever cette organisation.
S'il est compréhensible qu'un demandeur souhaite l'anonymat, dans un esprit de transparence, on peut aussi comprendre que la source originale des données en question veuille savoir qui est en possession de ses données non publiées.
Prescrire : Nous avons bien noté les explications de l'EMA. Nous nous permettons de souligner la possibilité de mise en œuvre de stratégies d'intimidation par des firmes, qui disposent de moyens totalement disproportionnés par rapport à ceux de petites structures à but non lucratif comme Prescrire. Ce danger a d'ailleurs justifié la mise en place d'une législation européenne protégeant les lanceurs d'alerte.
Envois de documents séquencés par lots
L'Article 6.3 du Règlement (CE) N° 1049/2001 stipule que : En cas de demande portant sur un document très long ou sur un très grand nombre de documents, l'institution concernée peut se concerter avec le demandeur de manière informelle afin de trouver un arrangement équitable.
Sur la base de cet article, le procédé adopté par l'EMA pour les demandes portant sur des documents multiples ou volumineux est le traitement par lots (7).
Selon notre pratique habituelle, l'Agence traite chaque lot dans le délai de 15 jours ouvrables prévu au Règlement. À titre exceptionnel, le temps de traitement d'un lot peut être prolongé de 15 jours ouvrables. Dans ce cas l'Agence fournit au demandeur la raison de ce délai supplémentaire.
Prescrire : Le Règlement 1049/2001 permet en effet des envois séquencés de documents volumineux. Nos exemples soulignent les conséquences pour le demandeur : une demande d'un document volumineux bloque les autres demandes pendant plusieurs mois à cause du mécanisme actuel de la file d'attente. Le Règlement n'est pas précis et montre ses limites dans ce type de cas.
Procédures juridiques ou évaluations scientifiques en cours
L'EMA peut refuser temporairement de divulguer certains documents lorsqu'ils concernent des contentieux en cours. L'EMA défend vigoureusement devant le tribunal ses décisions de rendre publics des documents quand des entreprises s'y opposent, et nous souhaitons éviter toute action qui pourrait affecter des procédures en cours et entraver en fin de compte la mise à disposition des documents au public.
Dans la même veine, l'EMA peut refuser temporairement de divulguer un document relatif à des évaluations scientifiques en cours. Cette pratique découle de l'Article 4.3 du Règlement 1049/2001, qui stipule que :
L'accès à un document… qui a trait à une question sur laquelle l'institution n'a pas pris de décision est refusé dans le cas où sa divulgation porterait gravement atteinte au processus décisionnel de cette institution, à moins qu'un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé.
Dans tous les cas l'EMA justifie son refus, et le demandeur conserve une voie de recours. Une fois que les procédures juridiques ou les évaluations sont parvenues à une conclusion, le demandeur peut avoir accès aux documents concernés.
Prescrire : Notre analyse indique bien les raisons de certains refus d'accès aux documents en cas de procédures en cours, fondées sur l'exception à la divulgation prévue par l'article 4.3 du Règlement 1049/2001. Par ces exemples de refus d'accès à des données de sécurité sur le médicament, nous souhaitons en montrer les conséquences pour les soignants. Pour honorer le serment d'Hippocrate (d'abord, ne pas nuire), les professionnels de santé doivent sans tarder disposer de données actualisées concernant l'efficacité et la sécurité des médicaments, y compris quand il s'agit de signaux de nouveaux dangers. Sur ce point comme le précédent, nous montrons les problèmes posés par le flou de certains articles du Règlement 1049/2001. Nous estimons que l'accès aux données cliniques ayant trait à la sécurité des patients est un intérêt public supérieur justifiant leur divulgation.
Une juste considération pour les demandeurs sans liens avec l'industrie
L'Agence veille à traiter chaque demande avec équité et impartialité, quelle que soit l'affiliation du demandeur.
Nous apprécions le travail qu'effectue Prescrire en tant qu'association à but non lucratif, toutefois le traitement préférentiel demandé irait contre notre principe d'équité envers chaque demandeur. Vous noterez que l'EMA ne juge pas les intentions des demandeurs quand elle traite leur requête.
Nous remarquons que l'un des intertitres de l'article de Prescrire indique : "Durcissement de la position de l'EMA à l'égard de Prescrire". La formule visait peut-être à attirer l'attention du lecteur. Nous tenons à souligner que l'insinuation selon laquelle l'EMA réserve à votre organisation un traitement injuste n'est pas fondée. Nous veillons à traiter tous les demandeurs avec impartialité et équité, ce que reflètent nos processus.
Prescrire : Prescrire demande bien sûr un traitement générique, et non préférentiel. Nous constatons que le mécanisme de file d'attente pénalise injustement des organisations ayant des demandes multiples, mais dont la majorité sont simples à satisfaire. En ce qui concerne le titre "Durcissement de la position de l'EMA à l'égard de Prescrire", il n'y a pas de sous-entendu que l'EMA appliquerait un traitement défavorable à Prescrire en particulier. Il est simplement le reflet de la teneur de l'article, qui se limite à présenter l'évolution de nos demandes et échanges avec l'EMA, qui se sont dégradés au fil du temps.
Ressources nécessaires pour gérer les demandes
Les décisions d'allocation de ressources à l'EMA relèvent de la Commission européenne et du Parlement européen. L'EMA, comme toutes les agences de l'UE, doit gérer les ressources qui lui sont allouées de manière aussi efficiente que possible pour répondre à des demandes toujours plus nombreuses.
Ces dernières années, le nombre de demandes d'accès aux documents a subi une forte augmentation, ce qui a eu des conséquences sur nos délais de traitement des requêtes. La pandémie a par ailleurs engendré une pression considérable sur les ressources dans de nombreux secteurs. Comme nous l'avons souligné lors de nos récents échanges avec vous, nous dressons actuellement un état des lieux de la situation, y compris sur le plan des effectifs, et nous réfléchissons aux moyens de servir au mieux le public.
Prescrire : Pour accomplir ses missions multiples et sa politique de transparence, l'EMA devrait disposer de ressources financières et humaines adéquates. Sinon, il s'agirait seulement d'une politique d'affichage. Nous espérons vivement que la Commission européenne, le Parlement européen et les États membres prendront bientôt les mesures nécessaires pour doter rapidement l'EMA de moyens financiers publics à la hauteur de ses missions d'intérêt public, y compris en matière de transparence sur les données cliniques et de promptitude du traitement des demandes d'accès aux documents.
Je tiens à vous remercier de m'avoir écrit au nom de Prescrire, ainsi que pour les actions en faveur de la transparence que mène votre organisation depuis des années. Comme toujours, votre retour est important pour nous, tout comme l'a été la réunion qui s'est tenue entre l'EMA et Prescrire le 6 septembre 2021. Nous serons très heureux de continuer à travailler ensemble, dans l'intérêt des patients et du public européens.
Cordialement,
Emer Cooke
Directrice exécutive
Prescrire : Nous vous remercions à nouveau pour votre courrier. L'accès dans des délais raisonnables aux informations que les professionnels de santé attendent, entre autres de notre revue, pour assurer des soins de qualité est une question très importante, d'intérêt général. Et nous admettons bien volontiers que vous n'avez pas toutes les cartes en main pour améliorer la situation : c'est pourquoi nous faisons appel aussi au Médiateur européen, aux députés européens et à la Commission européenne.
bibliographie
1- https://english.prescrire.org/en/81/168/64317/0/NewsDetails.aspx
2- https://www.ema.europa.eu/en/medicines/what-we-publish-medicines-when-0
3- https://www.ema.europa.eu/en/documents/report/clinical-data-publication-policy-0070-report-oct-2016-oct-2017_en.pdf
4- https://www.ombudsman.europa.eu/en/decision/en/111254
5- Cf. la question 16 du Guide de l'EMA pour l'accès aux documents non publiés : https://www.ema.europa.eu/en/documents/other/guide-access-unpublished-documents_en.pdf
6- https://www.ombudsman.europa.eu/nl/decision/en/91452
7- Cf. la question 15 du Guide de l'EMA pour l'accès aux documents non publiés : https://www.ema.europa.eu/en/documents/other/guide-access-unpublished-documents_en.pdf