Maître Charles Joseph-Oudin : "Un procès à visée prophylactique"

Plus de 4 100 plaignants attendent des réponses dans le désastre du Mediator°.

Maître Charles Joseph-Oudin, avocat de 250 victimes, analyse les enjeux du procès pénal, qui devrait durer six mois. Des propos recueillis fin août 2019 par Prescrire avant l'ouverture du procès Mediator°.

Qu'attendent les victimes du procès Mediator° ?

Le volet qui les intéresse le plus est le délit de « tromperie » reproché à la firme. La question est très simple : la firme Servier a-t-elle correctement informé les médecins et les consommateurs de Mediator° (benfluorex) de sa dangerosité et de sa parenté avec d'autres dérivés de l'amphétamine, notamment sa métabolisation en norfenfluramine ?

En fait, dès 1993, une étude que la firme a commandée en Angleterre montre que le benfluorex se transforme en norfenfluramine, métabolite proche de deux autres médicaments de la même firme, la dexfenfluramine (Isoméride°) et la fenfluramine (Pondéral°).

L'autorisation de mise sur le marché (AMM) d'Isoméride° et de Pondéral°, suspectés de porter atteinte aux valves cardiaques, est suspendue en 1997.

Pourtant, comme le montre l'enquête des juges d'instruction, la firme répond en 1999 aux autorités françaises n'avoir jamais analysé la pharmacocinétique de Mediator°. Bien que parent d'Isoméride° et Pondéral°, Mediator° n'est alors pas retiré du marché. L'existence de l'étude anglaise sera révélée en 2011 dans la presse et versée à la procédure judiciaire.

C'est comme si on interdisait le vin rouge pour les femmes enceintes parce qu'il y a de l'alcool dedans, et qu'on mettait dix ans à se demander si le vin blanc aussi contient de l'alcool.

L'enquête a aussi dénoncé la « négligence » de l'Agence française du médicament (Afssaps à l'époque, devenue ANSM après le désastre)pour avoir tardé à retirer Mediator° du marché en France. Comment les victimes analysent-elles la responsabilité des uns et des autres ?

Les victimes que je représente sont convaincues de la coexistence, comme les deux faces d'une même pièce, de deux grands cercles de responsabilité : d'un côté les sociétés Servier, de l'autre l'Agence française du médicament, qui n'est pas parvenue à s'imposer, par exemple, en 1999, en n'obtenant pas de la firme une étude sur la pharmacocinétique du benfluorex.

Ces deux cercles de responsabilité se recoupent. Au milieu se trouvent, entre autres, certains experts de la Commission d'autorisation de mise sur le marché de l'Agence. Ces experts, qui en même temps conseillaient Servier, devront, au procès, répondre de « prise illégale d'intérêts ».

Les victimes craignent que ce procès soit inutilement long et compliqué à vivre, avec une firme créant des écrans de fumée autour de sa responsabilité. Le tribunal ne devra pas se laisser « rouler dans la farine », de la même manière que l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), dans son rapport de 2011 sur le désastre du Mediator°, avait évoqué les autorités du médicament « roulées dans la farine » par la firme.

« Ce n'est pas moi, c'est l'État », se défend notamment Servier. La justice administrative, pour sa part, a retenu la responsabilité de la firme à hauteur de 70 %, et celle de l'État à 30 %. Ce n'est pas parce qu'on partage la responsabilité avec un autre acteur qu'on n'est pas soi-même responsable.

Le non-retrait du marché du Mediator° en dépit de sa dangerosité a eu des conséquences concrètes pour les victimes…

L'idée de dire qu'« il aurait dû être retiré plus tôt du marché » est, pour les victimes, très réelle. Prenez ce patient, sur cette photo [exposée dans le cabinet de Charles Joseph-Oudin] : si le benfluorex avait été retiré du marché en France en 2003, au moment de l'arrêt de sa commercialisation en Espagne, ce patient n'en aurait jamais consommé et n'aurait pas été opéré d'une valve mitrale.

Retrait du benfluorex des préparations magistrales en France en 1995, suspension de l'autorisation de mise sur le marché d'Isoméride° et de Pondéral° en France en 1997, notification en 1999 d'une valvulopathie imputée à Mediator° à Marseille, retrait du benfluorex du marché en Espagne en 2003, etc. : ces alertes ont constitué des occasions manquées. Ce temps qui passe, cela a représenté des boîtes vendues à Catherine, Gaëtan, Danièle, Muriel, Josie… et des valvulopathies, et des morts.

Ce procès n'est pas qu'une affaire de statistiques, d'études, de pharmacovigilance : des gens souffrent, dans leur chair. Il faudra que leur voix soit entendue au procès, en tout cas la voix des victimes qui, n'ayant pas signé d'accord d'indemnisation (et de confidentialité) avec la firme, restent libres de leur parole.

Avant que le procès pénal ne débute, combien de victimes du Mediator° ont déjà été indemnisées au terme d'une procédure auprès de la justice ou de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam) ?

Selon le décompte sur le site internet de la firme [au 30 août 2019], près de 10 500 dossiers ont déjà été présentés à la justice civile ou à l'Oniam, 3 732 patients ont reçu une offre d'indemnisation de la firme, pour un montant total de 164,4 millions d'euros. Il reste des victimes à indemniser par la voie civile ou par l'Oniam, et le juge pénal mettra certainement à la charge de la firme des indemnisations complémentaires. Un tel nombre de victimes indemnisées pour un tel volume d'argent, c'est une première en France.

Le désastre du Mediator° ouvre une brèche dans le système juridique français, habituellement très favorable aux firmes, avec la création d'un dispositif spécifique d'indemnisation à l'Oniam. L'Oniam a absorbé neuf fois plus de dossiers Mediator° que les tribunaux et a conclu quinze fois plus à l'imputabilité, c'est-à-dire au lien entre la survenue d'une pathologie (hypertension artérielle pulmonaire ou valvulopathie) et la consommation de Mediator°.

De la même façon, une procédure spécifique a été ouverte à l'Oniam pour les victimes de la Dépakine°.

Mais l'ouverture à l'Oniam de ces deux dispositifs Mediator° et Dépakine° relève d'une décision politique, dans un contexte où le gouvernement ne pouvait pas ne rien faire, en raison de l'existence d'une personnalité canalisant l'attention médiatique (Irène Frachon pour Mediator° et Marine Martin pour la Dépakine°), avec une émotion politique forte, un grand nombre de victimes, des dommages graves et d'ampleur. Ce "fait du prince" a un corollaire : une inégalité entre les victimes, puisque le politique n'a pas créé de dispositif similaire pour les victimes d'Essure°, d'Androcur°, du Distilbène°…

Plutôt que d'avoir réformé l'institution judiciaire, le politique a créé une rustine. À défaut de réformer la justice, une piste serait de transformer l'Oniam en véritable juridiction, composée de magistrats et soumise au contrôle de la cour d'appel, et de faire de l'exception des dispositifs d'indemnisation Mediator° et Dépakine° un principe.

D'autres conséquences financières sont en vue pour la firme : il lui est reproché d'avoir trompé les assureurs maladie obligatoire et complémentaires pour le remboursement de la spécialité Mediator°…

Si le tribunal reconnaît ce délit (on parle d'« escroquerie »), la sanction financière consistera pour la firme à rembourser les assureurs pour un montant dépassant le demi-milliard d'euros.

L'enjeu, c'est aussi que la justice envoie un message ferme, à visée prophylactique, aux firmes pharmaceutiques. Il s'agit de leur signifier qu'il n'est plus possible, sous peine d'énormes sanctions financières, de faire le choix économique de maintenir sur le marché un produit visé par des alertes sur la santé des patients, ni de parier sur un système juridique défaillant.

Il arrive fréquemment, en droit boursier ou de la concurrence, qu'un opérateur économique doive s'acquitter, en cas de sanction, d'un multiple du profit réalisé, dix fois par exemple. La régulation du juge doit passer par ce qui fait mal aux firmes, leurs finances.

À l'inverse, le fait qu'il y ait eu en France peu de procès Isoméride°, avec des broutilles en guise de sanctions financières à régler pour la firme, a envoyé un signal n'incitant pas assez à mieux faire.

Par-delà la réparation, c'est-à-dire les indemnités accordées aux victimes, le juge doit, dans l'appréciation du préjudice moral, prendre en compte le caractère lucratif du manquement de la firme.

Le désastre du Mediator° a entraîné une refonte de l'Agence du médicament, l'édiction de nouvelles règles, sur la déclaration des conflits d'intérêts notamment ; la justice doit continuer à tracer le chemin. Avec ce procès de santé publique, elle doit participer, elle aussi, à la création d'un environnement plus sain, plus sûr, pour les patients.

©Prescrire