Dans le livre "Pilules roses. De l'ignorance en médecine", Juliette Ferry-Danini, philosophe spécialisée dans le domaine de la santé, s'est intéressée au Spasfon°, à base de phloroglucinol, à la suite de nombreux témoignages de femmes décrivant l'inefficacité de ce médicament (1).
L'introduction de l'ouvrage en décrit bien l'objectif qui est "d'identifier et de déconstruire des biais au sein de la connaissance médicale qui affectent injustement les femmes. (…) Dans cette perspective, ce livre ne peut pas être purement théorique, il s'attache à étudier un cas particulier - les pilules roses du Spasfon - avec différents outils historiques et philosophiques. Pour le dire en une phrase, ces pilules roses constituent un espace d'ignorance dans la médecine française, c'est-à-dire un espace où la connaissance scientifique a été injustement retardée" (1).
Ce livre très pédagogique commence par une explication détaillée, historique, psychologique (sur les biais cognitifs) et méthodologique (notamment statistique), sur l'importance des essais cliniques pour évaluer les médicaments, et tout particulièrement des essais comparatifs randomisés en double aveugle. Ce qui amène son autrice à écrire que "nous savons maintenant comment et pourquoi la médecine a écarté de ses pratiques de nombreux traitements inutiles ou néfastes, comme les saignées pour guérir les pneumonies au 19e siècle. Nous savons également pourquoi la force de l'habitude, "l'expérience des siècles", l'expertise d'un médecin ou bien notre simple ressenti ne sont pas suffisants pour justifier la prescription d'un traitement" (1).
L'autrice décrit ensuite l'évaluation clinique du Spasfon° dans les diverses situations où il est autorisé en France : une évaluation indigente, avec seulement 5 essais comparatifs randomisés recensés par deux synthèses méthodiques publiées en 2018 et 2020. Le seul de ces essais dont les résultats semblent en faveur du médicament a été mené par des collaborateurs de la firme qui commercialise le Spasfon°. Il n'y a donc pas de preuve solide d'efficacité ni dans les douleurs abdominales, ni dans les douleurs gynécologiques et obstétricales… (a)(1).
Comment expliquer que ce médicament soit massivement utilisé en France, avec environ 25 millions de boîtes remboursées par an, dans les trois quarts des cas prescrites à des femmes, avec une évaluation clinique aussi rudimentaire (1) ?
L'autrice nous entraîne alors dans l'histoire du Spasfon°. Ce médicament a vu ses indications changer depuis sa première autorisation, en lien avec l'opportunisme de ses "découvreurs", de la "crise de foie" à la migraine en suivant des hypothèses physiopathologiques hasardeuses, sinon fumeuses, et en pratiquant des études cliniques non éthiques, telles que des provocations de douleurs "biliaires" intenses (1).
C'est en 1964, période encore sous le régime du visa renforcé, que le Spasfon° a été autorisé dans des indications urinaires et biliaires, sur la base du témoignage de deux experts. Leur mention en une phrase de l'efficacité sur les douleurs menstruelles chez 9 femmes a suffi à ajouter cette indication (1).
L'autrice s'étonne que le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (Cngof) recommande encore, en juin 2023, le phloroglucinol dans les douleurs menstruelles, et considère son efficacité comme "certaine", alors que la synthèse méthodique publiée en 2020 n'a retrouvé aucun essai comparatif randomisé dans cette situation (1,2).
En décrivant la stratégie commerciale de la firme Lafon dès les années 1960, l'autrice nous expose ensuite comment la firme a fortement contribué à implanter en France le "mythe" du spasme, qui accompagne l'hypothèse des effets antispasmodiques du phloroglucinol. Ceci rappelle le lien historique entretenu entre l'hystérie et le spasme, tout particulièrement chez les femmes, dont il s'agit de traiter les "crises". Face à un médicament dont l'évaluation clinique est indigente, l'autrice parle de "l'apathie des autorités sanitaires et des prescripteurs face au manque de données scientifiques probantes [qui] illustre la façon dont les douleurs des femmes sont systématiquement minorées par la médecine et les décideurs" (1).
L'autrice s'attarde, de façon particulièrement didactique, sur la prescription de médicaments "placebos" : peuvent-ils nous faire du bien ? ou du mal ? Est-il éthique d'en prescrire ? Elle pose la question du consentement lors de la prescription d'un médicament "placebo" et des conséquences du mensonge lorsque la personne n'en est pas informée, estimant que cela "normalise aussi la rétention d'informations scientifiques, l'ignorance au niveau des données probantes de la science". L'autrice conclut de sa démonstration que "nous sommes confrontés à une injustice sexiste : les femmes (…) sont donc plus susceptibles de souffrir inutilement (…)" (1).
Certes, d'autres médicaments anciens ont été mal évalués ; mais l'autrice met en lumière ici un problème de santé publique attesté par ailleurs : celui des biais sexistes influençant la prise en charge de la douleur des femmes. Un ouvrage original à diffuser largement.
©Prescrire 1er octobre 2024
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a- Le phloroglucinol n'a pas été évalué dans les douleurs liées aux contractions utérines au cours de la grossesse, et n'a pas d'efficacité démontrée au-delà de celle d'un placebo dans les douleurs digestives ou les coliques néphrétiques. Son profil d'effets indésirables est constitué principalement d'hypersensibilités allergiques ; au premier trimestre de la grossesse, il est associé à un risque accru de malformations graves (réf. 3).
1- Ferry-Danini J "Pilules roses - De l'ignorance en médecine" Stock essais, 2023, Paris : 214 pages. Disponible notamment auprès de l'Appel du livre.
2- Cngof "Les ennuis et maladies gynécologiques - Les douleurs rythmées par les règles" 15 juin 2023. Site cngof.fr consulté le 8 janvier 2024 : 1 page.
3- Prescrire Rédaction "Phloroglucinol pendant la grossesse : des risques mal cernés" Rev Prescrire 2023 ; 43 (479) : 670-671.