Les liens d'intérêts des CHU scrutés par la presse régionale française

Résumé

Une quinzaine de journaux régionaux français ont analysé en détail les 170 millions d'euros versés par les firmes de produits de santé aux CHU et CHR, en France, en 2018.

Cette enquête régionale est un appui pour les professionnels de santé qui refusent ces influences préjudiciables à la qualité des soins et aux dépenses solidaires de santé.

En janvier 2020, dix ans après la révélation publique des dégâts liés à Mediator° (benfluorex), et à l'occasion du procès pénal relatif à ce désastre, une quinzaine de journaux de la presse quotidienne régionale ont publié des enquêtes sur les liens d'intérêts des 32 centres hospitaliers universitaires ou régionaux français (CHU ou CHR) avec les firmes de produits de santé (1,2). Réunis dans un collectif dit Data + Local, les journalistes ont analysé en détail la répartition des 170 millions d'euros versés par des firmes aux CHU et aux professionnels de santé y exerçant, déclarés en 2018 par des firmes de produits de santé (1).

Les enquêteurs ont travaillé à partir de la base Transparence Santé via l'interface améliorée Eurofordocs et avec l'Annuaire Santé, qui recense les praticiens et les associe aux établissements auxquels ils sont rattachés (1). En raison des défauts de la base Transparence Santé et du manque de contrôle des déclarations des firmes, le montant des avantages annoncé est sans doute inférieur à la réalité (1).

Des montants versés majoritairement à des soignants

Sur les 170 millions d'euros, 78 millions d'euros ont été versés aux établissements eux-mêmes, à des associations de professionnels de santé ou de patients, ou à des fondations, et 92 millions, soit plus de la moitié, ont été versés par des firmes à des soignants sous forme de repas, d'hébergement, de formation, de rémunération comme orateur ou pour du conseil ou de l'expertise, etc. (1à3).

Les premiers bénéficiaires de ces 92 millions d'euros ont été des soignants de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), avec 26,5 millions d'euros, dont deux tiers environ versés à des médecins (1,3). Des infirmiers et sages-femmes ont aussi été concernés, entre autres (4).

Les services/spécialités de cardiologie à Bordeaux, de pneumologie à Brest et de cancérologie à Tours ont reçu des sommes supérieures à celles reçues par d'autres services de ces CHU (1,2). À Tours, la cancérologie, toutes spécialités confondues, a bénéficié du montant le plus élevé, selon le calcul de la journaliste (4). À l'AP-HP, en 2018, plus de 420 000 euros ont été versés à un seul chirurgien orthopédique (3).

L'enquête a aussi montré la fréquence des liens d'intérêts en relation avec des montants relativement peu élevés. À Brest, 9 déclarations de liens d'intérêts sur 10 n'ont pas dépassé 500 euros (2). À Bordeaux, 20 médecins, soit 2 % des médecins du CHU, ont cumulé environ un tiers du montant total déboursé par les firmes, mais plus de 1 000 médecins, soit quatre médecins sur cinq environ, ont eu au moins un lien d'intérêts avec une firme en 2018 (1).

La nature des liens d'intérêts en question

Au-delà des chiffres, les journalistes ont cherché à savoir auprès des firmes, des médecins et des gestionnaires des CHU quelle était la nature de ces liens. Les personnes interviewées ont justifié les montants versés notamment par la formation, la recherche et le financement d'essais cliniques, sans fournir de détail sur ce dernier point (1à3,5).

Certains médecins accompagnent cet argument d'une critique des moyens alloués par les autorités publiques. « Quand on demande de l'argent à l'État pour la recherche, cela prend des mois, et quand vous avez commencé l'étude, c'est déjà trop tard, quelqu'un l'a déjà publiée », témoigne l'un d'eux à Brest (2).

L'implication des firmes dans la formation continue des médecins, par les défraiements de leurs participations aux congrès, est évoquée (1). De même, des internes en médecine font état de difficultés à maintenir certaines activités de formation indépendantes des firmes, du fait de l'absence de financement par les pouvoirs publics (2).

L'enquête montre aussi des financements importants par les firmes d'associations de professionnels de santé domiciliées dans des CHU, en Île-de-France et à Bordeaux : « Impossible de savoir précisément qui a bénéficié de cette manne et pourquoi » (1,3).

Un regard sur les mesures préventives prises par des CHU

Les auteurs de l'enquête ont recensé les mesures mises en place ou envisagées par le CHU de leur région pour prévenir les conflits d'intérêts des personnels soignants mais aussi administratifs, par exemple : en favorisant les rendez-vous collectifs (plutôt qu'en tête-à-tête) des médecins avec les représentants des firmes ; en envisageant l'obligation pour les cadres dirigeants de déclarer leurs liens d'intérêts ; en encadrant davantage le cumul d'activités ; en réduisant à l'AP-HP le nombre d'associations créées pour récolter des fonds (a)(1à3,5).

Un sujet sensible

Au CHU de Brest, où exerce Irène Frachon, pneumologue à l'origine de la révélation du désastre Mediator°, citée dans plusieurs journaux, des médecins ont indiqué que leur direction leur avait demandé de ne pas s'exprimer dans le cadre de cette enquête (2). À Bordeaux, les journalistes ont obtenu une réponse de la direction du CHU, mais un refus de l'université (1). Au CHU de Clermont-Ferrand, l'enquête a été suivie de la démission d'un médecin dont les liens d'intérêts n'étaient visiblement pas tous connus de la direction de l'établissement ni de l'université, son principal employeur (6).

La majorité des réponses des médecins interviewés témoignent d'une certaine ambivalence, entre gêne, indifférence, méconnaissance, agacement d'être potentiellement dénigrés, voire doute sur les conséquences des liens d'intérêts : « jusqu'à l'affaire du Mediator°, on n'a pas l'impression que cela ait tué qui que ce soit », affirme un médecin (1à3,6).

Une enquête de proximité à saluer

Réalisée et publiée au niveau régional, au plus près des patients, des médecins et des CHU, l'enquête "Transparence CHU" a permis d'expliquer au grand public le poids des liens d'intérêts dans le domaine de la santé, de développer des réflexions sur les conséquences de ces liens sur la qualité des soins, et de confirmer le caractère balbutiant des politiques des établissements à ce sujet (1,7). Les journaux régionaux ont illustré l'importance des liens de façon concrète, à l'image de ce calendrier annuel sur lequel le journal Sud-Ouest a reporté, jour après jour, tous les liens d'intérêts (repas, déplacements, rémunérations, etc.) d'un spécialiste du CHU de Bordeaux (8).

Cette enquête est un appui pour les professionnels de santé qui sont déjà engagés dans cette prise de conscience et qui cherchent à mettre à distance ces influences. Ainsi, des professionnels de santé signataires d'une tribune récente ont, entre autres, suggéré d'uniformiser les règles de prévention des conflits d'intérêts dans tous les CHU et facultés de médecine de France (9). Il est utile qu'apparaisse au grand jour l'importance des influences agissant pour des intérêts particuliers, qui relèguent au second plan les intérêts des patients et l'intérêt général, avec des effets nuisibles sur la qualité des soins et sur l'allocation des ressources financières solidaires.

©Prescrire

Notes

a-  Une note d'information de 2017 du ministère de la Santé rappelle notamment que les dirigeants des CHU et CHR doivent déclarer leurs liens d'intérêts éventuels avant leur nomination (réf. 10).

Extraits de la veille documentaire Prescrire

1- Toulemonde M et coll. "Dans les CHU, ce que pèse l'argent des labos" Sud-Ouest 11 janvier 2020 : 2-5.

2- Le Cain B et Le Guen C "La recherche médicale sous perfusion des labos" Le Télégramme 11 janvier 2020 : 2-3.

3- Rosenweg D "Les largesses des labos envers les médecins hospitaliers" Le Parisien 11 janvier 2020 : 10-11.

4- Esvant M "CHU de Tours et laboratoires pharmaceutiques : des liaisons dangereuses" La Nouvelle République 10 janvier 2020. Site www.lanouvellerepublique.fr consulté le 29 janvier 2020 : 4 pages.

5- Seghi P "Dix ans après le Mediator, quels liens entre le CHU et les labos ?" La Voix du Nord 11 janvier 2020 : 3-5.

6- Barnoin S ""Transparence CHU" : notre enquête sur les liens entre médecins et groupes pharmaceutiques à Clermont-Ferrand" La Montagne 10 janvier 2020. Site www.lamontagne.fr consulté le 29 janvier 2020 : 8 pages.

7- Prescrire Rédaction "Prévention des conflits d'intérêts : les politiques balbutiantes des CHU" Rev Prescrire 2019 ; 39 (432) : 785.

8- "Repas, congrès, rémunérations : à quoi ressemblent douze mois de liens d'intérêts d'un médecin ?" Sud-Ouest 10 janvier 2020. Site www.sudouest.fr consulté le 29 janvier 2020 : 1 page.

9- Boyer A et coll. "Le terreau des conflits d'intérêts à l'hôpital reste fertile" Le Monde 5 février 2020 : 27.

10- Ministère des Solidarités et de la Santé "Note d'information n° DGOS/RH4/DGCS/4B/2017/227 du 13 juillet 2017 relative aux obligations déclaratives déontologiques et aux cumuls d'activités dans la fonction publique hospitalière" : 40 pages.