Un circuit de la décision sans responsable assumé

La lenteur de l'Agence française du médicament pour retirer du marché Mediator° (benfluorex), malgré des indices de toxicité, s'explique notamment par une recherche permanente du consensus avant de prendre la moindre décision cruciale (lire aussi "Mediator° : procès d'un entre-soi entre des acteurs de l'Agence du médicament et une firme influente"). Ce procédé s'est compliqué d'une inaptitude à bousculer, quand les circonstances l'exigeaient, la bienséance, la déférence aux organigrammes et les calendriers. Peut-être aurait-il fallu parfois mener la réflexion en dehors des « habitudes », des « civilités » et de l'obsession « réglementaire, réglementaire » rapportées par l'ancien responsable d'un centre régional de pharmacovigilance (CRPV).

« Potiche » et « petites mains ». À l'audience, des prévenus ont mis en avant leur non-responsabilité, certains donnant l'impression de ne pas toujours se rendre compte de ce qui leur était reproché, et certains témoins, cadres de l'Agence ou experts, ont refusé toute remise en cause ou erreur. Cet apparent manque de clairvoyance a pu participer d'une stratégie classique de minimisation de son rôle devant un tribunal. Cette attitude récurrente n'en a pas moins montré que le circuit de la décision au sein de l'Agence était fragmenté, et que chaque agent ou expert pouvait "se laver les mains" face à une situation qui aurait nécessité une prise de décision. La présidente du tribunal a dépeint « un magnifique jeu de flipper ».

L'ancien président d'un CRPV a ainsi minimisé son rôle en parlant des « petites mains de la pharmacovigilance ». Un ancien responsable de la Commission nationale de pharmacovigilance a décrit sa « présidence honorifique », son rôle de « potiche » et de « gentil animateur, pas là pour donner son avis ». Dans le dossier Mediator°, il dit n'avoir servi « à rien ». Selon lui, c'était aux instances européennes d'agir. De son côté, un prévenu a défini l'expert comme celui qui n'a aucun pouvoir de décision, minimisant par là sa capacité d'influence.

Même si certains prévenus ou témoins l'ont démenti, la Commission d'autorisation de mise sur le marché (AMM) a été présentée comme une simple « chambre d'enregistrement » des analyses préparées en amont par des groupes de travail, et la Commission de pharmacovigilance comme « une sous-commission ». Pourtant, les avis de la Commission d'AMM étaient majoritairement suivis par les directeurs généraux de l'Agence, en charge de la décision finale.

Dans un autre registre, un ancien déontologue de l'Agence a affirmé qu'il ne se souvenait pas avoir joué un rôle important au moment de l'examen du projet de départ d'un responsable de l'Agence vers le privé en 2000. La présidente lui a rappelé qu'il était pourtant le rapporteur de ce dossier.

Des documents intitulés « Note au ministre » qui ne lui parviennent pas. Cette même défausse a aussi été observée chez d'anciens représentants du Ministère de la santé. Lors de son témoignage, un ancien responsable à la Direction générale de la santé a ainsi donné l'impression de n'y avoir jamais occupé de poste, selon l'Agence de presse médicale. Un ancien ministre a indiqué que les documents intitulés « Note au ministre » n'arrivaient pas forcément sur son bureau.

Du côté de la firme Servier, Jean-Philippe Seta, haut responsable de 1996 à 2013, s'est qualifié de « croupion », et plusieurs fois, dans ce qui s'apparentait à un lapsus, a évoqué « le Dr Servier » au lieu du « laboratoire Servier ». Un responsable de la firme au moment du procès a précisé que, « in fine, c'était lui [Jacques Servier, fondateur et président du groupe], qui prenait les décisions ». Cette invocation du pouvoir décisionnel du fondateur de la firme renvoie à une réalité ; elle peut aussi participer, là encore, d'une stratégie de défense en accablant un tiers décédé. « J'ai fait ce qu'on m'a demandé de faire », a aussi déclaré une ancienne responsable des affaires extérieures de la firme, à propos de deux courriels qu'elle a envoyés en 2007 et 2009 en faveur de Mediator° au directeur de l'Agence du médicament, qu'elle connaissait d'une précédente fonction.

Au final, de nombreux acteurs du désastre Mediator° ont présenté leurs excuses aux victimes. Mais très peu ont assumé clairement une responsabilité.

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