Mediator° : procès d'un entre-soi entre des acteurs de l'Agence du médicament et une firme influente

Résumé

Le tribunal a rendu son jugement dans le procès pénal d'ampleur historique relatif au désastre du Mediator° (benfluorex), qui s'est tenu à Paris de septembre 2019 à septembre 2020, dix ans après le retrait du marché de ce médicament en France. La firme Servier et l'Agence française du médicament notamment ont été condamnées.

Les audiences ont mis en lumière la recherche constante d'un consensus entre des responsables de l'Agence, des experts externes missionnés pour évaluer les médicaments et la firme, au détriment d'une prise de décision rapide d'un retrait de Mediator°.

Les experts externes, dont la voix était prépondérante, étaient pour certains proches des firmes. La naïveté, l'inconscience navrante vis-à-vis des conflits d'intérêts, ainsi que la haute estime d'eux-mêmes les plaçant au-dessus de ces considérations, sont des traits communs à plusieurs experts externes exposés à de tels conflits.

Certains experts externes partageaient avec les firmes une vision admirative des médicaments en général. Concernant Mediator°, la plupart ont manqué d'une vision globale de la balance bénéfices-risques du médicament, sans faire les rapprochements utiles, et d'esprit critique vis-à-vis des données de la firme.

Ces éléments ont contribué au maintien injustifié de la commercialisation de Mediator° pendant plus de trente ans, au détriment des patients.

Le 29 mars 2021, le tribunal judiciaire de Paris a rendu son jugement dans le procès pénal relatif au désastre du Mediator° (1). Ce procès s'était ouvert en septembre 2019, dix ans après le retrait du marché du benfluorex en France et neuf ans après le dépôt des premières plaintes (a). Ce procès en première instance, qui sera suivi d'un procès en appel, a été historique par le nombre de plaignants (plus de 4 100), de témoins (une centaine) et de prévenus : le groupe Servier (à travers plusieurs de ses sociétés), l'Agence française du médicament (dénommée Afssaps en 1999, puis ANSM à partir de 2012 au lendemain du désastre Mediator°) et douze personnes physiques, principalement de la firme et de l'Agence.

Malgré l'absence de preuve d'efficacité dans ses "indications" (en particulier dans le diabète), le benfluorex, un anorexigène amphétaminique, a été commercialisé en France de 1976 à 2009. Et cela, en dépit d'indices s'accumulant depuis les années 1990 sur des risques d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) et de valvulopathie (lire l'encadré "Quelques dates clés du désastre Mediator°"). Après 33 ans de commercialisation et une utilisation en partie hors indication officielle comme "coupe-faim", il a été retiré du marché grâce à la persévérance d'Irène Frachon, médecin pneumologue qui fut la première à dénoncer l'ampleur des dégâts, entre 1 500 et 2 100 victimes selon le rapport d'expertise établi dans le cadre de l'instruction.

Ce procès a donné l'occasion de comprendre comment l'Agence n'a pas rempli son rôle de protecteur de la santé publique, à cause d'une trop grande proximité avec la firme Servier de certains de ses responsables et d'experts auxquels elle faisait appel, notamment dans les années 1990 à 2010 (lire l'encadré "Point de vue de la Rédaction. Un procès pour éviter un nouveau désastre : comprendre et dissuader"). L'analyse qui suit s'appuie sur les déclarations des prévenus et de nombreux témoins, et sur divers documents présentés à l'audience (b).

Des experts et cadres de l'Agence proches des firmes

Le procès a montré que le positionnement vis-à-vis des firmes de certains cadres de l'Agence française du médicament, ou de certains experts externes auxquels elle faisait appel, était équivoque.

La voix prépondérante des experts externes à l'Agence

L'Agence française du médicament a été créée en 1993, avec notamment pour missions de délivrer les autorisations de mise sur le marché (AMM) et de recueillir et évaluer les notifications d'effets indésirables des médicaments. Historiquement, pour être éclairée en vue des décisions prises par son directeur général, l'Agence a fait appel à des experts externes pour participer aux travaux de ses commissions, notamment la Commission d'autorisation de mise sur le marché.

Au cours des audiences, il est apparu que ces experts externes se percevaient et étaient perçus comme une élite infaillible. Plusieurs d'entre eux étaient auréolés d'une réputation internationale. Comme l'a affirmé l'un d'eux, toxicologue, avec un soupçon de dédain : « Il était rare qu'arrivent à l'Agence des inconnus de la faculté de Romorantin ». Un de ces experts, professeur de thérapeutique, était l'auteur d'un ouvrage qu'il a vanté comme « longtemps de référence ». Une ancienne cheffe de la pharmacovigilance de l'Agence a dépeint certains de ces experts externes comme « des pharmacologues de renom, dans le système depuis longtemps » et d'« éminents responsables ».

Les experts internes à l'Agence, quant à eux, n'osaient pas toujours apporter la contradiction aux experts externes, qui avaient pour certains été leurs enseignants et leur paraissaient plus expérimentés. Une certaine posture d'autorité s'exerçait au profit des avis des experts externes.

L'activité de certains experts intriquée entre firmes et l'Agence

D'anciens experts externes de l'Agence entendus au procès travaillaient en même temps pour des firmes. Cela était légal à condition qu'ils déclarent ce lien d'intérêts, qu'ils respectent le secret sur les échanges à l'Agence et qu'ils ne participent pas aux débats des commissions de l'Agence quand ils portaient sur un produit de ces firmes, selon des règles mises en place dans les années 1990. Le procès a visé notamment à examiner le reproche fait à certains experts de ne pas avoir respecté toutes ces règles, par exemple en informant la firme de discussions tenues à l'Agence.

L'un de ces experts l'a dit : il s'agissait de travailler « avec » les firmes. À en croire au moins un autre, le fait, en tant que consultant, d'aider les firmes à obtenir l'AMM était une continuité logique d'une activité d'évaluateur à l'Agence, signe d'une confusion des rôles.

Une expertise dans le déni de la problématique des conflits d'intérêts

Selon des experts sollicités à cette époque par l'Agence et entendus au procès Mediator°, l'exercice de leur mission au nom de la science leur suffisait à s'autoréguler, faisant fi de la notion de conflits d'intérêts. Le conseil aux firmes leur apparaissait comme avant tout scientifique. « Quand on est éthique et scientifique à la fois, on peut très bien être l'expert d'une compagnie [rémunéré par elle pour du conseil] et lui dire "non, ça, ça ne marche pas" », a affirmé un expert. Pour un autre, la déclaration de liens d'intérêts, obligatoire pour être expert auprès de l'Agence, « ne faisait pas partie de nos préoccupations dans la mesure où on donnait un avis scientifique indépendamment de ce qu'on pouvait connaître de tel ou tel laboratoire ».

Nombre d'experts avaient aussi du mal à percevoir en quoi avoir un lien avec une firme concurrente du médicament examiné à l'Agence pouvait biaiser leur expertise. Quand « l'éthique » a été évoquée devant lui au tribunal, un expert a d'abord compris qu'il était question de l'éthique dans les études scientifiques, et non des conflits d'intérêts. Dans d'autres cas, la question des conflits d'intérêts était absente de toute considération.

Des liens professionnels, amicaux et matrimoniaux entre certains membres de l'Agence et des firmes

Certains cadres de l'Agence en poste à l'époque des faits avaient au préalable travaillé pour des firmes, y compris Servier. Jean-Michel Alexandre, professeur de pharmacologie, directeur de l'évaluation du médicament au sein de l'Agence (1993-2000), a quant à lui conseillé la firme Servier après avoir quitté l'Agence, sans attendre l'expiration du délai légal de trois ans s'appliquant après une mission de service public de contrôle des firmes pharmaceutiques.

La proximité de certains membres de l'Agence avec des responsables de firmes pouvait aller jusqu'à la connivence, voire l'amitié. Par exemple, Jean-Michel Alexandre était ami depuis l'université avec le pharmacien responsable de la firme Servier. En 1989, il a adressé une lettre révérencieuse à Jacques Servier, fondateur et président de la firme, son « cher président et ami » – par simple civilité, s'est-il défendu à l'audience, niant toute « complaisance ». Lors d'un déjeuner en 1993, réunissant notamment ces deux hommes, il a été question des recrutements à l'Agence, et Jacques Servier a qualifié l'Agence d'« outil au service de l'industrie pharmaceutique ». La présidente du tribunal s'est interrogée : une telle discussion ne dépassait-elle pas le cadre du seul conseil scientifique dont ce directeur se prévalait alors dans sa mission de service public ? « Je n'ai pas donné de conseil, j'ai écouté ce que m'a dit M. Servier », a répondu Jean-Michel Alexandre à l'audience.

Trois des experts externes travaillant pour l'Agence et mis en cause dans le dossier Mediator° avaient par ailleurs leurs conjointes travaillant dans une firme pharmaceutique. L'une d'elles a par exemple été directrice du service de toxicologie de la firme Servier. À son embauche, son conjoint expert auprès de l'Agence a écrit à Jacques Servier pour le remercier et évoquer son « plaisir de voir ainsi le lien se renforcer ». Une démarche normalement « déférente », s'est-il défendu, ne cachant pas lui non plus son estime pour ce « sacré chef », « une telle sommité dans l'industrie pharmaceutique ». Cet expert a par la suite reçu des courriels de l'Agence à l'adresse professionnelle de sa femme. Sans doute une erreur de personne, selon ses explications.

La recherche d'un consensus permanent entre l'Agence et les firmes

Selon le tableau brossé lors du procès, des cadres de l'Agence, des experts externes et des firmes semblaient fermés aux autres avis que les leurs. Ils cherchaient surtout à trouver un accord entre eux.

Une "culture juridico-scientifique" commune

Selon un témoin au procès, l'un des auteurs du rapport de 2011 de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur le désastre Mediator°, certains membres de l'Agence française du médicament partageaient avec les firmes une même « culture juridico-scientifique », avec pour support « une succession d'études permanentes », consistant à rechercher « la raison absolue de retirer un médicament », afin d'éviter le moindre risque de recours juridique d'une firme. L'idée selon laquelle l'Agence aurait renoncé à certaines décisions de peur d'un recours, mentionnée aussi par d'autres témoins, a toutefois été contestée par plusieurs directeurs généraux de l'Agence en poste à l'époque des faits ou au moment du procès.

Le consensus, sinon rien

Généralement, les experts qui siégeaient en commission privilégiaient entre eux la voie du consensus, étouffant ainsi la prise en compte d'éventuels avis divergents. « J'avais la faiblesse de penser que la vérité scientifique devait sortir d'une discussion scientifique et pas d'un vote », a expliqué un ancien président de la Commission d'AMM. Si un désaccord se faisait jour, c'est que « toutes les données n'étaient pas sur la table ».

La recherche d'un consensus scientifique par l'Agence s'est aussi faite avec les firmes, par exemple pour modifier le résumé des caractéristiques (RCP) de telle ou telle spécialité. Un indice était d'ailleurs la présence, jusqu'en 2010, d'un représentant des firmes dans la Commission d'AMM, avec voix consultative.

Dans le dossier Mediator°, le Centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Besançon, chargé d'enquêter sur ce médicament à partir de 1995, a échangé avec la firme Servier, visiblement au-delà du nécessaire. Il s'agissait notamment de déterminer avec la firme le niveau d'imputabilité de certains effets indésirables notifiés. Plus globalement, une procureure a vu dans le travail de ce CRPV une « co-construction » de la pharmacovigilance entre l'Agence et la firme. En 1999, le responsable de ce CRPV a déclaré lors d'une conversation avec une fonctionnaire de l'Agence, qu'il imaginait que la firme préférerait peut-être « retirer son produit » que d'investir dans une étude sur les risques. Une façon de la laisser décider ?

Un autre centre régional de pharmacovigilance, celui de Marseille, avait organisé une rencontre entre le cardiologue Georges Chiche, qui avait notifié une valvulopathie en lien avec Mediator°, et une représentante de la firme. Pourtant, l'auteur d'une notification est censé rester anonyme. À l'audience, la représentante de ce CRPV a mis l'organisation de cette réunion sur le compte de la « naïveté ».

La recherche constante du consensus a été défendue comme un moyen de partager les informations entre acteurs. Mais selon plusieurs témoins du procès, elle a pu avoir des effets négatifs : aucune prise en compte des avis divergents d'experts ; risque de voir les experts les plus influents faire pencher la balance ; allongement des délais de prise de décision. Selon un témoin, ancien vice-président de la Commission d'AMM, il pouvait s'agir de « consensus mou ». Une procureure a jugé cette démarche « toxique » et défavorable au principe de précaution. Le retrait du marché d'un médicament vraisemblablement trop dangereux s'apparentait à une décision ultime, conditionnée à un consensus entre experts et avec la firme, avec des preuves absolues. Des conditions rarement réunies.

Un fonctionnement imperméable aux avis extérieurs

Certains acteurs de la firme, de l'Agence et des experts ont donné l'impression de mener les affaires entre eux à cette époque, même si certains se sont défendus à l'audience d'un quelconque fonctionnement « en vase clos ». Cette impression a entre autres été suggérée par le fait qu'aucun débat de commission de l'Agence n'ait été rendu public sur son site internet avant 2005.

Une experte externe d'un groupe de travail de l'époque a rapporté au tribunal ce témoignage entendu à l'Agence après la parution du livre d'Irène Frachon sur le désastre du Mediator° : « On ne va quand même pas nous demander des comptes ». Ce livre a été attaqué par la firme et a été critiqué à l'Agence. Symboliquement, Irène Frachon a indiqué au tribunal qu'elle ne parvenait pas, quand elle a été reçue à l'Agence en 2009, à distinguer parmi les personnes assises en face d'elle les représentants des firmes de ceux de l'Agence. Comme s'il s'agissait d'un monolithe.

L'Agence du médicament en position de faiblesse

De nombreux propos tenus au tribunal ont dessiné l'image d'une agence du médicament globalement démunie dans ses relations avec les experts externes qu'elle sollicitait et avec les firmes.

Les personnels de l'Agence débordés

Dans la seconde partie de la décennie 1990, devant absorber des missions supplémentaires et gérer un transfert de compétences avec le niveau européen, les personnels de la toute jeune Agence du médicament étaient soumis à des charges de travail élevées. Mediator° était alors une spécialité parmi des milliers d'autres sur le marché, et l'enquête de pharmacovigilance lancée en 1995, une parmi environ 200 autres.

Par ailleurs, avant 2003, l'Agence ne disposait pas de son propre service de documentation. Elle faisait avec « les moyens du bord », s'appuyant sur la recherche documentaire des CRPV.

Les CRPV, du moins dans les premiers temps de leur existence, disposaient de peu de moyens pour assurer leur mission d'analyse des effets indésirables qui leur étaient notifiés, avant de les adresser à l'Agence.

Pour sa part, l'ancien déontologue de l'Agence (en poste de 1997 à 2003 avec notamment pour mission de gérer les conflits d'intérêts) a exercé seul pendant deux ans, avant de bénéficier d'un poste en renfort.

Les experts externes semblaient aussi manquer de temps. En plus de leurs fonctions, par exemple hospitalières et d'enseignement, ils avaient des centaines de pages à lire avant leur participation à chaque commission de l'Agence.

Une firme très armée

Le procès a mis en évidence l'asymétrie de ressources entre l'Agence et la firme Servier, présentée par ailleurs par certains témoins comme particulièrement encline à discuter de la moindre virgule. Ainsi, alors que l'expertise interne de l'Agence paraissait débordée, le pharmacocinéticien (spécialiste du devenir d'un médicament dans l'organisme) en chef de la firme était « remarquable », et la firme « l'un des leaders dans la mise au point de modèles de toxicité », selon un ancien président de la Commission nationale de pharmacovigilance de l'Agence.

La firme rémunérait très bien les experts. L'ancien directeur de l'évaluation du médicament de l'Agence, Jean-Michel Alexandre, a indiqué que, quand il est devenu expert pour la firme Servier, Jacques Servier avait été « extrêmement généreux » quant à ses émoluments. Un prévenu, âgé de 85 ans, toujours expert pour la firme en 2020, a déclaré au tribunal percevoir 60 000 euros par an, pour 1,5 jour de travail par semaine en moyenne. L'Agence, à l'inverse, rétribuait peu voire pas du tout ses experts externes. L'un d'eux a parlé de bénévolat jusqu'en 2001-2002. La firme finançait aussi des congrès et des formations. Plus symboliquement, au procès, la firme a fait montre de sa puissance, avec de nombreux avocats, sténotypistes et gardes du corps, ainsi que des spécialistes, très bien rémunérés selon leurs déclarations à l'audience, venus (pour certains des États-Unis d'Amérique) critiquer le rapport d'expertise établi dans le cadre de l'instruction.

L'Agence à la peine pour contrôler les conflits d'intérêts des experts

Selon l'ancien déontologue de l'Agence, en 1997, seulement une quarantaine d'experts parmi les 3 000 sollicités par l'Agence avaient rempli leur déclaration d'intérêts, et celle-ci n'était consultable par le public que sur demande (c). La proportion de déclarations complétées a augmenté progressivement par la suite. Au moins jusqu'en 2008, et peut-être jusqu'en 2011, de nombreux experts restaient physiquement en séance quand une commission évoquait le dossier d'une firme avec laquelle ils collaboraient, même si la majorité d'entre eux ne participaient pas au débat. Certains reculaient simplement leur chaise. La loi impliquait pourtant dès les années 1990 de sortir de la réunion en cas de conflit d'intérêts, même indirect, sur un dossier examiné en commission (2).

La plus grande attention de l'Agence portée au respect des règles sur les conflits d'intérêts à partir de la fin des années 1990 n'a pas toujours été bien accueillie. Nombre d'experts ont ressenti le renforcement des procédures comme une contrainte, une atteinte à leur liberté ou une défiance, et ont fait planer la menace d'un assèchement du vivier d'experts. Selon l'ancien déontologue de l'Agence, le panel d'experts universitaires ou hospitaliers était pourtant suffisant, sauf dans certains domaines très spécialisés.

L'ancien déontologue a parlé d'une simple « coercition douce » de l'Agence à l'encontre des experts, faute de moyens pour contrôler le contenu des déclarations ou leur actualisation. Entre autres manquements, l'Agence aurait pu signaler au parquet l'absence de déclaration d'intérêts de tel ou tel expert, mais ne l'a jamais fait.

Un défaut de curiosité et de distance critique vis-à-vis des données de la firme

Au sujet de Mediator°, pendant des années, l'Agence et ses experts se sont reposés sur les seules données de la firme Servier, sans les mettre en doute ni s'interroger sur leurs limites. Une posture d'autant plus problématique que la firme n'a pas partagé toutes ses connaissances sur Mediator°.

Une confiance quasi aveugle dans les données de la firme

Initialement, l'information sur un nouveau médicament est détenue par la firme qui l'a développé. Selon une procureure, la firme Servier aurait dû transmettre à l'Agence tout document en sa possession sur le benfluorex, à tout le moins lors des renouvellements d'AMM (en 1997, 2002, 2007). La firme ne l'a pas fait. Elle a soutenu au procès qu'elle ne devait légalement fournir que les données en lien avec l'indication qu'elle demandait, et qui n'était pas la perte de poids. Mais, comme l'a noté un avocat des victimes, était-il possible pour l'Agence de faire « de la pharmacologie dans le brouillard », c'est-à-dire sans connaître les taux sanguins de norfenfluramine, métabolite commun à Mediator°, Pondéral° (fenfluramine) et Isoméride° (dexfenfluramine), deux autres anorexigènes de la même firme retirés du marché en 1997 en raison de leurs effets indésirables ?

Une représentante du CRPV chargé d'enquêter sur Mediator° a admis : « Le laboratoire nous a dit qu'il n'y avait pas de similitude [de Mediator° avec Isoméride° et Pondéral°], on a cru le laboratoire. » Elle dit avoir supposé que la firme avait transmis toutes les informations, et reçu cette documentation « avec confiance ». Selon le représentant de l'Agence au moment du procès, les données de la firme ont été transmises à l'Agence par ce CRPV sans être analysées. « Ce qui a manqué, c'est une analyse critique au sein de l'Agence », a-t-il reconnu. Il est apparu que l'enquête de pharmacovigilance, présentée au procès comme médiocre, n'avait fait que colliger des notifications. Un représentant du CRPV en question l'a admis : « Nous n'avons pas investigué scrupuleusement ».

Il n'a pas été procédé à une recherche exhaustive de documents, même publics, sur Mediator°, et aucune bibliographie n'a été jointe au rapport du CRPV. Pourtant, une étude montrait déjà en 1971 que le benfluorex est en partie métabolisé en norfenfluramine chez l'homme. De son côté, devant le tribunal, Irène Frachon a cité des copies de publications scientifiques des années 1970 que lui avait remises Prescrire. Un inspecteur général des affaires sociales, cité comme témoin, a indiqué que de la documentation existait, même si elle n'était pas aisément accessible.

Interrogé sur le manque de perspicacité des autorités du médicament en France (contrairement à d'autres pays comme la Suisse) sur le caractère amphétaminique anorexigène de Mediator°, Jean-Michel Alexandre a rétorqué que les experts de l'époque ne pouvaient être « extralucides ». Être simplement lucide aurait pourtant suffi à au moins s'interroger sur la nature de cette substance proche d'autres anorexigènes. Des mois de procès n'ont pas suffi à dissiper le mystère sur un tel manque de clairvoyance de la part de ce pharmacologue décrit unanimement comme brillant et qui a affirmé, à l'audience, être à cette époque « l'un des meilleurs ». Un ancien vice-président de la Commission d'AMM a, lui, regretté avoir été « laxiste et incompétent » au sujet de Mediator°.

Une fascination pour l'innovation médicamenteuse

Certains experts de l'Agence ont fait montre d'une admiration pour les médicaments et les nouveautés, par exemple : « Il y a tellement de médicaments. Et des beaux médicaments » ; « Les gens viennent [en commission d'AMM] car il y a un nouveau produit, c'est ce qui les intéresse ». De même, justifiant sa trajectoire dite de pantouflage du public vers le privé, un expert a expliqué avoir voulu « passer de l'autre côté » en quittant l'Agence, pour à son tour développer des médicaments plutôt que de les évaluer. Cet attrait pour la nouveauté ne s'est-il pas exercé au détriment d'une vigilance sur les risques ?

Un défaut de réflexion globale sur le médicament

Pour retirer Mediator° du marché plus tôt, il aurait fallu, selon des expressions employées lors du procès, faire « le rapprochement » entre diverses informations, « reconstituer le dossier », ou encore recoller « toutes les pièces » du « puzzle », parmi lesquelles : en pharmacovigilance, des notifications d'effets indésirables certes en apparence rares mais graves ; en pharmacologie, le caractère prévisible des effets du benfluorex en raison de sa proximité avec la fenfluramine (ex-Pondéral°) et la dexfenfluramine (ex-Isoméride°), de la même firme Servier. Un puzzle pas si compliqué, en fait, dont la résolution aurait permis d'exercer le principe de précaution, en raison du seul soupçon de dangerosité ; le bénéfice de ce médicament pour le patient étant mal établi dans ses indications, pourquoi lui faire courir le moindre risque ?

Des cloisonnements institutionnels et entre domaines d'expertise

À l'Agence, la Commission d'AMM, en charge d'analyser les bénéfices des médicaments, primait sur la Commission nationale de pharmacovigilance, qui en étudiait les risques. Dans les années 1990, les réunions communes aux membres de ces deux commissions n'étaient pas dans la culture de l'Agence. Certains acteurs ont relativisé ce cloisonnement, telle une ancienne cheffe du Département de pharmacovigilance, qui a toutefois précisé : « Il a pu arriver qu'on n'ait pas tous les éléments groupés. » Une fois la synthèse faite, il revenait au directeur général de prendre une éventuelle décision.

Ce cloisonnement, dans certains cas exacerbé jusqu'à la rivalité, existait aussi entre domaines d'expertise : pharmacologie, toxicologie, pharmacocinétique, clinique, épidémiologie, etc. L'un des experts, interrogé sur les propriétés pharmacologiques de Mediator°, a indiqué : « La toxicité se manifeste cliniquement sur le système valvulaire cardiaque, et moi, désolé, je ne suis pas médecin, je ne sais pas diagnostiquer une HTAP, je travaille sur les cultures cellulaires ». Un autre expert a indiqué qu'il n'était pas pharmacologue et ne pouvait donc pas connaître la parenté chimique de Mediator° avec Isoméride° et Pondéral°.

Un avocat de la Sécurité sociale a fait remarquer que, pour reconnaître la toxicité d'un médicament, la firme attendait des preuves formelles du mécanisme conduisant à des effets indésirables, alors que des signaux épidémiologiques pouvaient déjà être pris en compte. Selon l'analyse d'une procureure, l'Agence a fait montre d'une conception étriquée de la pharmacovigilance, basée quasi exclusivement sur les notifications d'effets indésirables, avec l'obsession du « cas pur » et le dogme de la preuve absolue. Une vision globale et transversale du médicament a fait défaut.

Un représentant de l'Agence a reconnu un manque de « bon sens médical, c'est-à-dire tourné vers le patient ».

Des signaux de pharmacovigilance considérés à tort comme rassurants

La sous-notification habituelle des effets indésirables des médicaments par les professionnels de santé a sans doute été accentuée dans le cas de Mediator°. En effet, les risques de valvulopathie et d'HTAP, même quand ils ont commencé à être connus, n'ont pas été rendus publics dans le résumé des caractéristiques (RCP), pas plus que la parenté chimique du benfluorex avec d'autres anorexigènes. Cette absence d'information n'a pas aidé à faire le lien entre une valvulopathie ou une HTAP, relativement rares et pouvant pour la seconde se manifester des années après le traitement, et la prise de Mediator°. À l'époque, cette prise était considérée par nombre de soignants et de patients comme inoffensive, voire banale.

Sur le plan matériel, de façon anecdotique mais révélatrice, pour la notification du cas de valvulopathie repéré par Georges Chiche en 1999, le logiciel informatique utilisé par le CRPV de Marseille ne comportait pas l'intitulé « insuffisance aortique ». Ce cas a alors été saisi par le CRPV comme « insuffisance mitrale » dans son intitulé. Or, comme l'a expliqué à l'audience le cardiologue, une insuffisance mitrale pouvait être rattachée à un infarctus qu'avait eu le patient, ce qui pouvait « dédouaner » alors un lien possible avec Mediator°.

D'après plusieurs témoignages, quand, malgré ces obstacles, des effets indésirables étaient notifiés, le fonctionnement du système de pharmacovigilance a davantage consisté à exclure les cas qu'à les retenir. Le doute bénéficiait à la protection de la firme et de son médicament et non à celle des patients. Le procès a permis de soulever publiquement diverses questions : à partir de combien de notifications d'effets indésirables d'un même médicament faut-il s'inquiéter, considérer les faits comme un signal à évaluer, et lancer une étude épidémiologique ? Faut-il d'ailleurs un nombre minimal de notifications ? Comment mettre ces effets indésirables en perspective avec les bénéfices attendus ? Ne faudrait-il pas considérer comme des notifications d'effets indésirables les plaintes de patients devant une juridiction civile ?

Le raisonnement pharmacologique par analogie ignoré à tort

Le benfluorex présentant une parenté chimique avec la fenfluramine et la dexfenfluramine, un raisonnement pharmacologique aurait dû susciter une alerte. Jusqu'à preuve du contraire, il est prudent de considérer qu'un nouveau médicament expose, a priori, au moins aux effets indésirables des médicaments du même groupe pharmacologique. Les autorités suisses, par exemple, avaient suivi ce raisonnement dès 1996, et elles avaient interrogé la firme sur ce point. En 1998, celle-ci avait préféré renoncer à demander une autorisation dans ce pays pour sa spécialité à base de benfluorex.

Selon le représentant de l'Agence française au procès, ce raisonnement par analogie aurait pu être mené en France dès 1999, en raison des données alors adressées par la firme à l'Agence. De même, le suffixe -orex, propre aux anorexigènes, et retenu par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la dénomination commune internationale (DCI) benfluorex à sa création en 1971, « aurait pu faire dresser l'oreille », selon un pharmacologue. Mais à l'époque, les substances étaient plutôt désignées, notamment par les professionnels de santé, sous leur nom commercial que sous leur DCI. Il est à noter que la firme a cherché, sans y parvenir, à faire modifier le suffixe -orex auprès de l'OMS en 1973. Et, comme l'a souligné une procureure, elle a "positionné" le benfluorex dans le diabète plus que comme coupe-faim.

Plusieurs experts ont connu relativement tôt la proximité de Mediator° avec d'autres anorexigènes amphétaminiques. Mais « nous n'avions pas l'habitude de réfléchir par famille », a indiqué l'un d'eux. « On s'est beaucoup attachés à ses indications et pas à sa pharmacologie », a expliqué une ancienne responsable du Département de pharmacovigilance de l'Agence. Aux dires d'une autre témoin, ancienne cheffe de la pharmacovigilance de l'Agence, il semblait que les métabolismes de la norfenfluramine et du benfluorex étaient différents. De façon plus confuse encore, un ancien expert externe, aussi consultant pour la firme, a distingué le médicament Mediator°, « qui a une AMM, une posologie, une formulation, un mode d'administration » du « principe actif benfluorex ».

La firme, elle, a prétendu à l'audience qu'un raisonnement par analogie pharmacologique n'était « pas scientifique ». Une note diffusée en 1999 par l'ancien numéro 2 de la firme, Jean-Philippe Seta, affirmait : « Mediator° se distingue radicalement des fenfluramines tant en termes de structure chimique et de voies métaboliques que de profil d'efficacité et de tolérance ». « C'est la vérité de chez Servier », a commenté son avocat au procès. Selon la défense, il s'agissait d'éviter un mésusage de l'"anti-diabétique" Mediator° comme coupe-faim, et non de dissimuler sa vraie nature anorexigène. Une procureure a en tout cas qualifié de mythe, voire de mystification, cette volonté de distinguer Mediator° de Pondéral° et d'Isoméride°, de la même firme Servier.

Un procès qui alerte sur des points cruciaux de la mission d'une agence du médicament

Le procès Mediator° a mis au jour certains procédés récurrents dans l'organisation de l'Agence française du médicament des années 1980 à 2010, souvent de l'ordre de la caricature concernant l'évaluation de ce médicament : un nombre important de conflits d'intérêts, et peu d'intérêt pour le conflit et le contradictoire ; un fonctionnement par consensus aux apparences de compromission avec la firme ; la prise pour argent comptant par l'Agence des données de la firme, pour qui la vente de Mediator° a généré plus de 500 millions d'euros de chiffre d'affaires ; chez des experts, une certaine suffisance, en même temps que des insuffisances d'analyse ; une préférence pour le respect des convenances et de la forme, plutôt que pour la réflexion de fond, le tout au détriment des patients ; une information semblant parfois circuler plus facilement des experts à la firme qu'entre services de l'Agence ; au final, une faiblesse de l'Agence, dont le seul acte de « résistance » face à la firme pendant la commercialisation du médicament aura été, selon une procureure, de refuser une indication de Mediator° « pleine et entière » dans le diabète.

L'image donnée au procès par certains experts et représentants de l'Agence, censés garantir la sécurité des médicaments, a souvent été navrante voire inquiétante, même si tous les prévenus n'ont finalement pas été condamnés. Cette question s'est faite jour : quelle confiance accorder à l'évaluation de l'Agence du médicament ? Le sursaut dans cette affaire est venu de l'extérieur, de soignants de Brest, Marseille ou Toulouse, et de Prescrire. En faisant preuve de curiosité et de réflexion, en interprétant les signaux et les doutes dans l'intérêt des patients, et en échangeant avec d'autres à propos de leurs suspicions, ils ont fait tout ce que n'a pas fait l'Agence. La présidente du tribunal a adopté une position similaire au cours du procès : extérieure au système d'évaluation du médicament, elle en a souvent déconstruit les pseudo-évidences et pointé les manques par des questions faussement candides.

Du point de vue de l'intérêt des patients et de la population, le procès a pu servir de grille de lecture pour mesurer l'ampleur du chemin déjà parcouru. Il est apparu au cours des audiences que certains fonctionnements de l'expertise et des relations avec les firmes se sont améliorés à la suite des mesures prises après le désastre Mediator°. Le fait que l'Agence n'ait pas fait appel de sa condamnation peut être interprété comme sa reconnaissance d'une responsabilité dans ce désastre. Mais du chemin reste à parcourir, comme l'a aussi montré un rapport de l'IGAS réalisé quelques années après le retrait du marché du benfluorex (3). Le procès Mediator° aura permis de discuter collectivement, et sur la place publique, des points sur lesquels continuer à porter une vigilance, y compris au niveau européen.

Synthèse élaborée collectivement par la Rédaction

sans aucun conflit d'intérêts

©Prescrire

Notes

a- Le procès, débuté en septembre 2019, devait se terminer en avril 2020. Suspendu quelques mois en raison de l'épidémie de covid-19, il s'est terminé en septembre 2020.

b- Ce texte s'appuie essentiellement sur les notes d'un rédacteur de Prescrire, qui a assisté à une vingtaine d'audiences, et sur les archives de la revue mises en ligne dans un dossier spécial (sur le site prescrire.org/mediator). Certaines informations sont recoupées ou issues d'autres sources, notamment des dépêches de Virginie Bagouet et Luu-Ly Do Quang pour l'Agence de presse médicale (APM), des articles d'Alexandre Fache pour L'Humanité, de Rozenn Le Saint pour Mediapart et d'Anne-Sophie Stamane pour Que Choisir.

c- Le rapport annuel de l'Agence pour 1997, année du recrutement de l'ancien déontologue qui a témoigné au procès Mediator°, comptait déjà 59 pages, sur 270, consacrées aux liens d'intérêts des membres des commissions. Les membres de la Commission d'AMM déclaraient chacun sept liens d'intérêts en moyenne (réf. 4).

Extraits de la veille documentaire Prescrire

1- Prescrire Rédaction "La firme Servier et l'Agence française du médicament condamnées" Rev Prescrire 2021 ; 41 (451) : 387.

2- Prescrire Rédaction "Conflits d'intérêts à l'Agence du médicament" Rev Prescrire 1996 ; 16 (168) : 891.

3- Aballea P et coll. "Audit de la maîtrise des risques sanitaires par l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Tome 1 : rapport définitif de synthèse" Inspection générale des affaires sociales (IGAS) 2018 : 124 pages.

4- Prescrire Rédaction "Conflits d'intérêts à l'Agence du médicament" Rev Prescrire 1999 ; 19 (194) : 301-302.