Le 29 mars 2021, le tribunal judiciaire de Paris a rendu son jugement dans le procès pénal relatif au désastre du Mediator° (1). Ce procès s'était ouvert en septembre 2019, dix ans après le retrait du marché du benfluorex en France et neuf ans après le dépôt des premières plaintes (a). Ce procès en première instance, qui sera suivi d'un procès en appel, a été historique par le nombre de plaignants (plus de 4 100), de témoins (une centaine) et de prévenus : le groupe Servier (à travers plusieurs de ses sociétés), l'Agence française du médicament (dénommée Afssaps en 1999, puis ANSM à partir de 2012 au lendemain du désastre Mediator°) et douze personnes physiques, principalement de la firme et de l'Agence.
Malgré l'absence de preuve d'efficacité dans ses "indications" (en particulier dans le diabète), le benfluorex, un anorexigène amphétaminique, a été commercialisé en France de 1976 à 2009. Et cela, en dépit d'indices s'accumulant depuis les années 1990 sur des risques d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) et de valvulopathie (lire l'encadré "Quelques dates clés du désastre Mediator°"). Après 33 ans de commercialisation et une utilisation en partie hors indication officielle comme "coupe-faim", il a été retiré du marché grâce à la persévérance d'Irène Frachon, médecin pneumologue qui fut la première à dénoncer l'ampleur des dégâts, entre 1 500 et 2 100 victimes selon le rapport d'expertise établi dans le cadre de l'instruction.
Ce procès a donné l'occasion de comprendre comment l'Agence n'a pas rempli son rôle de protecteur de la santé publique, à cause d'une trop grande proximité avec la firme Servier de certains de ses responsables et d'experts auxquels elle faisait appel, notamment dans les années 1990 à 2010 (lire l'encadré "Point de vue de la Rédaction. Un procès pour éviter un nouveau désastre : comprendre et dissuader"). L'analyse qui suit s'appuie sur les déclarations des prévenus et de nombreux témoins, et sur divers documents présentés à l'audience (b).
Le consensus, sinon rien
Généralement, les experts qui siégeaient en commission privilégiaient entre eux la voie du consensus, étouffant ainsi la prise en compte d'éventuels avis divergents. « J'avais la faiblesse de penser que la vérité scientifique devait sortir d'une discussion scientifique et pas d'un vote », a expliqué un ancien président de la Commission d'AMM. Si un désaccord se faisait jour, c'est que « toutes les données n'étaient pas sur la table ».
La recherche d'un consensus scientifique par l'Agence s'est aussi faite avec les firmes, par exemple pour modifier le résumé des caractéristiques (RCP) de telle ou telle spécialité. Un indice était d'ailleurs la présence, jusqu'en 2010, d'un représentant des firmes dans la Commission d'AMM, avec voix consultative.
Dans le dossier Mediator°, le Centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Besançon, chargé d'enquêter sur ce médicament à partir de 1995, a échangé avec la firme Servier, visiblement au-delà du nécessaire. Il s'agissait notamment de déterminer avec la firme le niveau d'imputabilité de certains effets indésirables notifiés. Plus globalement, une procureure a vu dans le travail de ce CRPV une « co-construction » de la pharmacovigilance entre l'Agence et la firme. En 1999, le responsable de ce CRPV a déclaré lors d'une conversation avec une fonctionnaire de l'Agence, qu'il imaginait que la firme préférerait peut-être « retirer son produit » que d'investir dans une étude sur les risques. Une façon de la laisser décider ?
Un autre centre régional de pharmacovigilance, celui de Marseille, avait organisé une rencontre entre le cardiologue Georges Chiche, qui avait notifié une valvulopathie en lien avec Mediator°, et une représentante de la firme. Pourtant, l'auteur d'une notification est censé rester anonyme. À l'audience, la représentante de ce CRPV a mis l'organisation de cette réunion sur le compte de la « naïveté ».
La recherche constante du consensus a été défendue comme un moyen de partager les informations entre acteurs. Mais selon plusieurs témoins du procès, elle a pu avoir des effets négatifs : aucune prise en compte des avis divergents d'experts ; risque de voir les experts les plus influents faire pencher la balance ; allongement des délais de prise de décision. Selon un témoin, ancien vice-président de la Commission d'AMM, il pouvait s'agir de « consensus mou ». Une procureure a jugé cette démarche « toxique » et défavorable au principe de précaution. Le retrait du marché d'un médicament vraisemblablement trop dangereux s'apparentait à une décision ultime, conditionnée à un consensus entre experts et avec la firme, avec des preuves absolues. Des conditions rarement réunies.
Une confiance quasi aveugle dans les données de la firme
Initialement, l'information sur un nouveau médicament est détenue par la firme qui l'a développé. Selon une procureure, la firme Servier aurait dû transmettre à l'Agence tout document en sa possession sur le benfluorex, à tout le moins lors des renouvellements d'AMM (en 1997, 2002, 2007). La firme ne l'a pas fait. Elle a soutenu au procès qu'elle ne devait légalement fournir que les données en lien avec l'indication qu'elle demandait, et qui n'était pas la perte de poids. Mais, comme l'a noté un avocat des victimes, était-il possible pour l'Agence de faire « de la pharmacologie dans le brouillard », c'est-à-dire sans connaître les taux sanguins de norfenfluramine, métabolite commun à Mediator°, Pondéral° (fenfluramine) et Isoméride° (dexfenfluramine), deux autres anorexigènes de la même firme retirés du marché en 1997 en raison de leurs effets indésirables ?
Une représentante du CRPV chargé d'enquêter sur Mediator° a admis : « Le laboratoire nous a dit qu'il n'y avait pas de similitude [de Mediator° avec Isoméride° et Pondéral°], on a cru le laboratoire. » Elle dit avoir supposé que la firme avait transmis toutes les informations, et reçu cette documentation « avec confiance ». Selon le représentant de l'Agence au moment du procès, les données de la firme ont été transmises à l'Agence par ce CRPV sans être analysées. « Ce qui a manqué, c'est une analyse critique au sein de l'Agence », a-t-il reconnu. Il est apparu que l'enquête de pharmacovigilance, présentée au procès comme médiocre, n'avait fait que colliger des notifications. Un représentant du CRPV en question l'a admis : « Nous n'avons pas investigué scrupuleusement ».
Il n'a pas été procédé à une recherche exhaustive de documents, même publics, sur Mediator°, et aucune bibliographie n'a été jointe au rapport du CRPV. Pourtant, une étude montrait déjà en 1971 que le benfluorex est en partie métabolisé en norfenfluramine chez l'homme. De son côté, devant le tribunal, Irène Frachon a cité des copies de publications scientifiques des années 1970 que lui avait remises Prescrire. Un inspecteur général des affaires sociales, cité comme témoin, a indiqué que de la documentation existait, même si elle n'était pas aisément accessible.
Interrogé sur le manque de perspicacité des autorités du médicament en France (contrairement à d'autres pays comme la Suisse) sur le caractère amphétaminique anorexigène de Mediator°, Jean-Michel Alexandre a rétorqué que les experts de l'époque ne pouvaient être « extralucides ». Être simplement lucide aurait pourtant suffi à au moins s'interroger sur la nature de cette substance proche d'autres anorexigènes. Des mois de procès n'ont pas suffi à dissiper le mystère sur un tel manque de clairvoyance de la part de ce pharmacologue décrit unanimement comme brillant et qui a affirmé, à l'audience, être à cette époque « l'un des meilleurs ». Un ancien vice-président de la Commission d'AMM a, lui, regretté avoir été « laxiste et incompétent » au sujet de Mediator°.
Des cloisonnements institutionnels et entre domaines d'expertise
À l'Agence, la Commission d'AMM, en charge d'analyser les bénéfices des médicaments, primait sur la Commission nationale de pharmacovigilance, qui en étudiait les risques. Dans les années 1990, les réunions communes aux membres de ces deux commissions n'étaient pas dans la culture de l'Agence. Certains acteurs ont relativisé ce cloisonnement, telle une ancienne cheffe du Département de pharmacovigilance, qui a toutefois précisé : « Il a pu arriver qu'on n'ait pas tous les éléments groupés. » Une fois la synthèse faite, il revenait au directeur général de prendre une éventuelle décision.
Ce cloisonnement, dans certains cas exacerbé jusqu'à la rivalité, existait aussi entre domaines d'expertise : pharmacologie, toxicologie, pharmacocinétique, clinique, épidémiologie, etc. L'un des experts, interrogé sur les propriétés pharmacologiques de Mediator°, a indiqué : « La toxicité se manifeste cliniquement sur le système valvulaire cardiaque, et moi, désolé, je ne suis pas médecin, je ne sais pas diagnostiquer une HTAP, je travaille sur les cultures cellulaires ». Un autre expert a indiqué qu'il n'était pas pharmacologue et ne pouvait donc pas connaître la parenté chimique de Mediator° avec Isoméride° et Pondéral°.
Un avocat de la Sécurité sociale a fait remarquer que, pour reconnaître la toxicité d'un médicament, la firme attendait des preuves formelles du mécanisme conduisant à des effets indésirables, alors que des signaux épidémiologiques pouvaient déjà être pris en compte. Selon l'analyse d'une procureure, l'Agence a fait montre d'une conception étriquée de la pharmacovigilance, basée quasi exclusivement sur les notifications d'effets indésirables, avec l'obsession du « cas pur » et le dogme de la preuve absolue. Une vision globale et transversale du médicament a fait défaut.
Un représentant de l'Agence a reconnu un manque de « bon sens médical, c'est-à-dire tourné vers le patient ».
Le raisonnement pharmacologique par analogie ignoré à tort
Le benfluorex présentant une parenté chimique avec la fenfluramine et la dexfenfluramine, un raisonnement pharmacologique aurait dû susciter une alerte. Jusqu'à preuve du contraire, il est prudent de considérer qu'un nouveau médicament expose, a priori, au moins aux effets indésirables des médicaments du même groupe pharmacologique. Les autorités suisses, par exemple, avaient suivi ce raisonnement dès 1996, et elles avaient interrogé la firme sur ce point. En 1998, celle-ci avait préféré renoncer à demander une autorisation dans ce pays pour sa spécialité à base de benfluorex.
Selon le représentant de l'Agence française au procès, ce raisonnement par analogie aurait pu être mené en France dès 1999, en raison des données alors adressées par la firme à l'Agence. De même, le suffixe -orex, propre aux anorexigènes, et retenu par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la dénomination commune internationale (DCI) benfluorex à sa création en 1971, « aurait pu faire dresser l'oreille », selon un pharmacologue. Mais à l'époque, les substances étaient plutôt désignées, notamment par les professionnels de santé, sous leur nom commercial que sous leur DCI. Il est à noter que la firme a cherché, sans y parvenir, à faire modifier le suffixe -orex auprès de l'OMS en 1973. Et, comme l'a souligné une procureure, elle a "positionné" le benfluorex dans le diabète plus que comme coupe-faim.
Plusieurs experts ont connu relativement tôt la proximité de Mediator° avec d'autres anorexigènes amphétaminiques. Mais « nous n'avions pas l'habitude de réfléchir par famille », a indiqué l'un d'eux. « On s'est beaucoup attachés à ses indications et pas à sa pharmacologie », a expliqué une ancienne responsable du Département de pharmacovigilance de l'Agence. Aux dires d'une autre témoin, ancienne cheffe de la pharmacovigilance de l'Agence, il semblait que les métabolismes de la norfenfluramine et du benfluorex étaient différents. De façon plus confuse encore, un ancien expert externe, aussi consultant pour la firme, a distingué le médicament Mediator°, « qui a une AMM, une posologie, une formulation, un mode d'administration » du « principe actif benfluorex ».
La firme, elle, a prétendu à l'audience qu'un raisonnement par analogie pharmacologique n'était « pas scientifique ». Une note diffusée en 1999 par l'ancien numéro 2 de la firme, Jean-Philippe Seta, affirmait : « Mediator° se distingue radicalement des fenfluramines tant en termes de structure chimique et de voies métaboliques que de profil d'efficacité et de tolérance ». « C'est la vérité de chez Servier », a commenté son avocat au procès. Selon la défense, il s'agissait d'éviter un mésusage de l'"anti-diabétique" Mediator° comme coupe-faim, et non de dissimuler sa vraie nature anorexigène. Une procureure a en tout cas qualifié de mythe, voire de mystification, cette volonté de distinguer Mediator° de Pondéral° et d'Isoméride°, de la même firme Servier.