Le cardiologue Georges Chiche, le 15 octobre 2019, et la pneumologue Irène Frachon, le lendemain, ont raconté au tribunal ce qui les avait amenés, face à une valvulopathie, à suspecter Mediator° (benfluorex). Voici des extraits de leur témoignage, relus et validés par leurs soins.
Georges Chiche « J'ai regardé la DCI de Mediator°, et je suis redevenu un petit étudiant »
« En 1998, je détecte une valvulopathie chez un patient. La régurgitation aortique est notable, je l'entends même à l'auscultation. Je suis ce patient depuis 1992 pour des problèmes coronariens. En 1992 et 1993, l'échographie était normale sur le plan des valves. Je lui pose la question rituelle, celle que je pose aux patients depuis 1995-1996 : « Avez-vous pris du Mediator° ? ». En effet, il en a pris. Médecin généraliste, il se l'est autoprescrit en raison d'un tour de taille volumineux. Il pensait bien faire pour prévenir le diabète. Nous sommes alors intoxiqués par la présentation de Mediator° non comme anorexigène mais comme antidiabétique.
J'avoue que j'en ai moi-même été un bon prescripteur… avant d'arrêter. Je me suis mis en alerte en 1995-1996. En 1995, le benfluorex est interdit des préparations magistrales, comme d'autres anorexigènes. Aux jeunes femmes qui consultent pour de la tachycardie, on demande : « vous êtes allée à la préfecture ? », en référence à une pharmacie près de la préfecture de Marseille qui faisait des préparations à visée amaigrissante. Elles répondent oui.
Dans ma tête de petit étudiant, en 1973-1974, j'avais retenu "l'épidémie" d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) autour du lac Léman, avec l'aminorex. Après le retrait de ce médicament en 1972, cette "épidémie" s'est arrêtée. Au milieu des années 1990, une autre catastrophe éclate aux États-Unis d'Amérique avec les fenfluramines, que la France a exportées. Je lis dans le New England Journal of Medicine, revue américaine à laquelle je suis abonné, un texte qui évoque leur lien avec les HTAP. Dexfenfluramine (Isoméride°) et fenfluramine (Pondéral°) sont retirées du marché mondial en 1997.
Les Étatsuniens utilisaient la dénomination commune internationale (DCI), alors qu'en France, à l'époque, on enseignait aux étudiants les noms commerciaux. De nombreuses racines du mal apparaissaient à la lecture de la DCI du benfluorex… En 1998, quand je découvre la valvulopathie, je consulte la DCI de Mediator° dans le Vidal. Et je redeviens un petit étudiant : -orex, ça me rappelle donc les anorexigènes ; flu, ça me fait penser aux fenfluramines ; quant au "ben", je vois passer l'oncle Ben de la famille…
Trois "accusés de réception" de la firme
Fin 1998, je déclare ce cas de valvulopathie au Centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Marseille. Le CRPV me félicite et, début 1999, transmet le cas au niveau national, à l'Agence française du médicament. Il faudra 10 ans pour qu'on retire le produit…
Après ma déclaration, je reçois trois "accusés de réception" de la firme, comme un jeune étudiant en médecine qui n'aurait pas bien rendu sa copie. Un visiteur médical venu de Paris me dit que mon observation est « nulle ». Une médecin chargée de la pharmacovigilance chez Servier me rencontre, en présence de la présidente du CRPV de Marseille. Elle me fait une leçon de biologie : Mediator° n'a rien à voir avec les autres produits, il n'y a aucun risque… Troisième "accusé de réception" de Servier : un adjoint au maire de Marseille, professeur de cardiologie [et membre de l'Institut Servier], que j'ai connu quand j'étais externe, m'appelle : « Georges, tu étais un très bon étudiant, tu es brillant, comment tu peux écrire des conneries comme ça ? » Il était jazzman, tous ses festivals étaient sponsorisés par qui vous savez…
On ne mange pas la même soupe…
Le milieu cardiologique marseillais a désapprouvé que je mette "le feu aux poudres". Certains disaient que j'avais craché dans la soupe. Un de mes associés a répondu : « Vous avez raison, il a craché dans la soupe, mais nous on ne mange pas la même soupe que vous ». Mon avantage, c'est qu'à Marseille, je suis connu, j'ai formé de nombreux médecins, les anciens me connaissent…
Le monde cardiologique et médical en général était assez réfractaire à dénoncer ces anomalies. Même la Société française de cardiologie me semblait bizarre. Quand une valvulopathie possiblement liée à Mediator° était diagnostiquée, j'entendais : « Oui, mais ce patient a pris de l'Isoméride° avant ». D'en haut de la pyramide, nous, soignants, n'étions pas bien éclairés. Cela créait un climat de mauvaise confiance entre le médecin et le patient, le second se demandant ce qui avait influencé la prescription du premier. J'ai peur que ce climat ne persiste encore aujourd'hui… »
Propos recueillis par ©Prescrire
Irène Frachon
« Je n'ai fait que rassembler les pièces dissimulées d'un puzzle »
« En février 2007, au CHU de Brest, nous recevons Joëlle, souffrant d'une très grave hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Elle est sous Mediator°. Je tique, car je me souviens d'avoir entendu un confrère évoquer en 1999 un antidiabétique de Servier qui serait "cousin" des fenfluramines, pourtant retirées du marché, et d'avoir aussi lu dans Prescrire la proximité entre Mediator° et les fenfluramines.
Quelques mois plus tard, Martine est admise en urgence pour deux valvulopathies. Son échographie cardiaque était normale quelques années avant. Depuis six ans, elle est sous Mediator°. Selon le chirurgien, ses valves sont "foutues". Je les prends en photo.
La première chose toute bête que je fais, c'est de comparer ces photos avec les descriptions des valves abîmées par les fenfluramines anorexigènes publiées aux États-Unis d'Amérique : cela concorde. Le compte rendu anatomopathologique des valves de Martine, que j'ai traduit en anglais, concorde aussi. Sur le Google des médecins, Pubmed, je tape "benfluorex" et "valvulopathie". Quelque chose scintille : un cas en Espagne a été publié, un autre en France, à Toulouse.
Je commence à avoir l'œil avec les valves extraites en chirurgie. En cas d'exposition à Mediator°, une gangue fibreuse très caractéristique, comme une glue, raccourcit massivement et soude les cordages. Quand les patients ne sont ni opérés ni décédés, les valvulopathies se voient par échocardiographie. Au fil des comptes rendus, un tableau très particulier se dessine, avec par exemple un petit trou au centre des trois valvules aortiques, normalement étanches.
L'exposition massive aux anorexigènes a changé l'épidémiologie des valvulopathies
La spécialité de cardiologie est royale, prise par les meilleurs. La chirurgie cardiaque, c'est la gloire de la médecine française. Alors, comment comprendre que depuis trente ans les cardiologues opèrent des valves abîmées par Mediator°… sans avoir rien vu (a) ?
Outre le fait que Servier dissimulait les risques de Mediator°, une première explication est que, selon les publications, 1 patient exposé aux fenfluramines sur 10 000 développe une HTAP, 1 sur 1 000 à 2 000 une valvulopathie grave, et 15 % des patients prenant Mediator° ont des fuites des valves cardiaques au bout d'un an, soit environ 500 000 Français potentiellement concernés. Dans sa carrière, chaque cardiologue peut donc voir quelques rares polyvalvulopathies graves, ainsi que de nombreuses fuites aortiques mineures qui lui semblent banales. Pourtant, ces fuites, peut-être mieux visibles avec l'essor de l'échocardiographie, peuvent s'avérer gênantes pour le patient, essoufflé à l'effort. Et surtout, ces fuites minimes sont très répandues, justement du fait de l'exposition importante aux anorexigènes… Cette exposition massive a changé l'épidémiologie des valvulopathies.
Les valvulopathies d'importance moyenne à sévère étaient aussi relativement banalisées pour une autre raison : les cardiologues les imputaient à un rhumatisme articulaire aigu (RAA), même en l'absence d'antécédent probant. Or le RAA ne concerne quasiment plus que des patients venant de pays moins développés. Faute de suspecter d'autres causes, les cardiologues ont pensé en toute bonne foi que, notamment depuis le recours aux antibiotiques en cas d'angine, le RAA se manifestait de manière plus insidieuse.
Cette confusion majeure, sur laquelle d'ailleurs Servier a surfé, est devenue un dogme, inébranlable en raison de la force, en médecine, de l'enseignement des maîtres. Pour les cardiologues, au final, les valvulopathies médicamenteuses sont passées inaperçues dans le flot des valvulopathies. Nous, à l'inverse, nous avons concentré les cas, les rendant visibles. C'est le scandale qui va alerter les cliniciens. Les notifications en pharmacovigilance bondissent en 2011-2012. Les cardiologues ont compris leur erreur.
Avant 2007, je n'avais jamais vu une valve cardiaque, cela m'a permis d'éviter les idées reçues de mes collègues cardiologues pourtant extrêmement compétents. Pneumologue, sans savoir académique sur les valvulopathies, j'ai porté sur elles un regard naïf. Rétrospectivement, je n'ai pas l'impression d'avoir accompli un exploit scientifique, mais simplement un exercice d'observations cliniques. Je n'ai fait que rassembler les pièces dissimulées d'un puzzle.
L'alerte Isoméride° était passée à l'as
Pour les cardiologues, l'alerte Isoméride° était un peu passée à l'as. Pour ma part, elle m'avait marquée. En 1990, à 27 ans, je suis interne dans le service de pneumologie de l'hôpital Antoine-Béclère, à Clamart, spécialisé dans la prise en charge de l'HTAP. Chaque soir, comme il me l'a rappelé, je parle alors à mon mari du fait que les soignants ont constaté une "épidémie" d'HTAP chez des femmes jeunes, leur laissant deux ans d'espérance de vie, sauf greffe pulmonaire. Ils suspectent l'exposition à un coupe-faim, la fenfluramine (Pondéral°), sur le marché depuis 1963, qui a trouvé un nouvel essor à partir de 1985 pour des raisons marketing sous la forme d'Isoméride° (dexfenfluramine). Ils font ainsi un lien raisonnablement certain avec un médicament en raison de "l'épidémie" passée d'HTAP liée à l'aminorex, coupe-faim de type amphétaminique. En 1993, l'équipe de Béclère publie 15 cas liés à Isoméride° et/ou Pondéral° dans le British Heart Journal, représentant un quart des patients adressés dans son service.
En 1997, les fenfluramines sont retirées du marché mondial après une publication de cas de valvulopathies dans le New England Journal of Medicine. L'état des valves observées rappelle celui des valves après traitement par dérivé de l'ergot de seigle. En France, on se dit qu'on ne va pas "s'énerver" sur cette alerte puisqu'Isoméride° et Pondéral° ont été retirés du marché. On reste par ailleurs focalisé sur l'HTAP alors qu'elle est beaucoup plus rare que les valvulopathies. Enfin, le fait que les seules fenfluramines étaient en cause n'a jamais été entendu en France, où beaucoup ont pensé, à tort, que l'association fen-phen (fenfluramine + phentermine) était nécessaire pour déclencher une valvulopathie.
Outre-Atlantique, plusieurs milliards de dollars ont été versés aux victimes de la dexfenfluramine (Redux° aux États-Unis), alors qu'en France une seule victime d'Isoméride°, parmi toutes celles que j'ai connues, a été indemnisée, et, j'en ai été témoin, Servier a résisté à cette demande. Le déni inébranlable de Servier dès les premières alertes m'avait aussi marquée. Après la publication en 1984 dans le British Medical Journal de cas d'HTAP liés aux fenfluramines, la firme avait raillé cette suspicion, demandant pourquoi l'aspirine ou les multivitamines n'étaient pas aussi incriminées… Jusqu'en 2004, Servier a fait des recours pour réintroduire Isoméride° sur le marché.
Concernant Mediator°, un directeur scientifique de la firme, par ailleurs trésorier de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique, m'a affirmé, via un e-mail adressé à ma responsable de pharmacovigilance au CHU de Brest, que Mediator° et les fenfluramines se distinguaient « radicalement… ». Ce jour-là, je me dis que je me suis monté le ciboulot. Après tout, Mediator° est commercialisé depuis 1976, et très prescrit… J'ai échappé de très peu à la tromperie : cela a tenu à un fil, à quelques indices. »
Propos recueillis par ©Prescrire