Le désastre Mediator° (benfluorex) et la lutte d'Irène Frachon pour le mettre au jour ont marqué les corps et les esprits, jusqu'à donner lieu à des représentations originales : un film ("La fille de Brest"), une pièce de théâtre ("Mon cœur"), un livre de photographies ("Visages du Mediator") (1à3). Début 2023, quelques jours avant que s'ouvre le procès pénal en appel relatif à ce désastre, c'est cette fois une bande dessinée qui en a donné à voir la chronologie (4). Deux scénaristes bien informés. Dans sa longue et opiniâtre lutte en faveur des victimes de Mediator°, Irène Frachon, pneumologue hospitalière à Brest, s'est appuyée sur quelques soutiens et ressources, entre autres des informations issues de la revue Prescrire, à laquelle la bande dessinée rend hommage (a). Son enquête a permis la tenue d'un procès contre la firme Servier, l'Agence française du médicament et diverses personnes qui leur étaient liées.
Le second scénariste, Éric Giacometti, est un auteur connu de bandes dessinées. Il a été auparavant journaliste d'investigation spécialisé dans les scandales sanitaires au Parisien, où il a travaillé sur un autre coupe-faim de la firme Servier, Isoméride° (dexfenfluramine), retiré du marché en 1997 en raison des hypertensions artérielles pulmonaires et des valvulopathies qu'il provoquait.
Découragé par le peu de réactions à ce désastre en France, contrairement aux États-Unis d'Amérique, il a abandonné l'investigation en santé en 2002. Irène Frachon avait déjà elle aussi croisé la route d'Isoméride°, avant celle de Mediator°, quand elle était interne à l'hôpital Antoine-Béclère à Clamart. Les deux scénaristes étaient donc bien placés pour écrire l'histoire de Mediator° et des deux autres amphétaminiques proches (Isoméride° et Pondéral°, fenfluramine) de la firme Servier. En lisant leur récit, mis en images par François Duprat et en couleurs par Paul Bona, on comprend parfaitement ce qui a mené une firme, une agence et ses experts devant les tribunaux.
La firme Servier est restée sur une position simple : « Mediator 150 mg se distingue radicalement des fenfluramines tant en termes de structure chimique et de voies métaboliques que de profil d'efficacité et de tolérance ». La bande dessinée montre que chacune de ces affirmations est fausse, et que la firme avait tous les éléments, entre les années 1970 et 1990, pour le savoir. Son sous-titre "Un crime chimiquement pur" rappelle cette évidence : la norfenfluramine est un métabolite actif commun de la dexfenfluramine et de la fenfluramine, et aussi du benfluorex (4).
Emprises et intimidations. Les scénaristes replacent le désastre Mediator° dans une histoire longue, consacrant un chapitre à l'alerte sur Isoméride°, un épisode détaillé au procès pénal en première instance, notamment lors du témoignage d'Irène Frachon en octobre 2019 (4,5). Éric Giacometti et Irène Frachon élargissent aussi le champ de vision en dépeignant le contexte. Ils retracent le parcours et la personnalité de Jacques Servier, son omnipotence et ses méthodes de management pour le moins singulières, par exemple à l'aide d'anciens militaires et espions recrutés dans les années 1980 pour passer au tamis les opinions politiques ou religieuses des candidats à l'embauche. Ils décortiquent sa stratégie de développement dans les domaines du diabète et de l'obésité en France et aux États-Unis d'Amérique. Et évoquent sans fard ses méthodes d'influence, pour ne pas dire d'emprise, sur le secteur médicopharmaceutique et le monde politique français.
Le format de bande dessinée se prête particulièrement bien à l'évocation des « coups tordus » survenus au moment où la fenfluramine et la dexfenfluramine ont été mises sur la sellette dans les années 1990. Des faits qui, si l'histoire était fictive, la classeraient dans le registre du polar ou de la "barbouzerie". Les scénaristes rapportent diverses intimidations dont la firme a nié être l'instigatrice : vol d'un ordinateur contenant les données d'une étude cruciale, dépôt de couronnes mortuaires devant le domicile de tel épidémiologiste, appels télé- phoniques menaçants à tel directeur de l'Agence française du médicament, etc. S'y sont ajoutés des dénigrements, des pressions « objectives et démontrables » sur la publication de travaux scientifiques, ou des obstacles à des investigations journalistiques.
Concernant Mediator°, les scénaristes évoquent les pressions exercées contre les victimes par les représentants de la firme lors des expertises médicales, en vue de nier ses responsabilités. De la même manière qu'Irène Frachon avait nommé de nombreux patients devant le tribunal, la bande dessinée est ponctuée de récits de vies brisées (4).
Une bande dessinée très didactique. Jacques Servier, mort en 2014, semblait interpréter le désastre Mediator° comme une machination à son encontre, mais cette bande dessinée foisonnant d'informations le rappelle : le désastre est bien réel, le scandale aussi.
©Prescrire 1er octobre 2023
Note :
a- Les droits d'auteur d'Irène Frachon concernant cet ouvrage seront reversés à l'Association Mieux Prescrire (réf. 4).
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• Texte complet :
"Prix Prescrire 2023" Rev Prescrire 2023 ; 43 (481) : IV de couverture. Accès libre.