Médecin à Calais

À l'occasion de la remise du Prix Prescrire en octobre 2016, Martine Devries a introduit le débat sur le thème "Migrants, réfugiés : des femmes, des enfants, des hommes en situation souvent très précaire. Comment leur apporter les soins, en urgence et à plus long terme, dont ils ont besoin ?". Nous publions ci-dessous son intervention.

J'étais médecin généraliste à Calais. Un jour d'automne en 1999, je suis allée voir comment ça se passait au camp de Sangatte. Un quart d'heure après mon entrée, j'étais dans l'infirmerie avec une blouse et un stéthoscope. J'ai consulté une fois par semaine pendant 2 ans. C'était de la médecine générale, les urgences étant faites par l'hôpital. Les motifs de consultations étaient les mêmes qu'aujourd'hui : traumatismes (les migrants courent beaucoup, sur des terrains irréguliers, sautent de haut, s'agrippent aux barbelés équipés de lames de rasoir), affections saisonnières, affections dermatologiques, y compris des gales, troubles digestifs. À l'époque, je les décrivais comme « des hommes jeunes, en bonne santé ». Ce n'est plus le cas maintenant : il y a 10 % de femmes, et ils sont fatigués, usés par des conditions de vie nettement plus précaires qu'à l'époque.

Je peux le dire maintenant : j'avais des œillères, je n'ai rien vu. Je consultais.

C'est le spectacle d'Ariane Mnouchkine, 2 ans plus tard, "Le dernier caravansérail", qui m'a fait voir la prostitution, les violences, les passeurs. J'ai trouvé le travail très difficile, sans comprendre vraiment pourquoi à l'époque. Je mettais ça sur le compte de la foule à la porte, des bagarres pour entrer, je regrettais l'absence d'interprètes. Je ne savais rien du syndrome de stress post-traumatique. Je voyais les "somatisations" (on ne parlait pas encore, dans mon milieu de médecins généralistes, de souffrance psychique), les absurdités. Maintenant, avec le recul, je dirais que j'ai eu l'impression de n'avoir eu affaire qu'à des corps, des corps vils, des corps méprisés, subalternes, blessés, dépourvus de parole. Et ce n'est pas de la médecine, en tous cas pas comme je la conçois.

Et nous voilà aujourd'hui à nous informer et réfléchir ensemble.

Ce qui rend habituellement difficile la discussion sur ce sujet, c'est que, la plupart du temps, les gens se fâchent, se sentent agressés, se défendent, et ne parviennent pas à des réflexions rationnelles. C'est aussi une question qui mélange les "petites" histoires, les histoires de chacun, celles qui nous intéressent à titre personnel, celles qui nous émeuvent, avec la Grande. On pourrait raconter de belles histoires, et des terribles, être fasciné, aveuglé par ce qui se révèle de chacun, et s'empêcher de voir les choses importantes, ou plutôt les phénomènes et les questions qui touchent tout le monde, notre société, les choix qui sont faits.

Je voudrais attester de la précarité et l'indignité de "l'accueil" sur ces lieux de vie, c'est vrai et détaillé dans divers rapports : du Défenseur des droits, le dernier en juillet 2016 ; du Comité national consultatif pour les droits de l'Homme ; de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (Unhcr) et du Fonds des Nations Unies pour l'enfance (Unicef).

Oui, il y a 10 000 personnes à Calais, et sans doute 3 000 réparties sur le littoral.

Oui, les mesures prises par l'État sont toujours sous-dimensionnées, le dernier en date : le centre pour mineurs qui va ouvrir pour 72 personnes, alors qu'ils sont 900 dont 80 de moins de 12 ans. Autre exemple : le bidonville a ouvert en 2015 sur ordre de l'État avec 1 point d'eau !

Oui, la précarité est extrême, majorée à chaque fois par les expulsions, qui s'accompagnent d'un grand désarroi.

Oui, il y a des trafics, de la violence, des mafias, de la prostitution, des jeunes qui disparaissent.

Il y a aussi la générosité des bénévoles, en association ou non, très nombreux, de milieux très différents, y compris très modestes, avec des motivations très différentes, religieuses ou non, politiques parfois, émotionnelles la plupart du temps. Parmi eux, beaucoup d'Anglais en désaccord avec leur gouvernement.

Il y a la solidarité, ou au moins la tolérance prolongée des habitants, dont on ne parle pas beaucoup, il y a aussi des groupes hostiles.

Il y a la difficulté et l'absurdité du travail des policiers, à mettre en parallèle avec les violences policières réelles, quotidiennes, attestées et reconnues par de nombreux rapports officiels.

Et tout ce qui témoigne de l'extraordinaire résistance, résilience, de la vie qui persiste, même dans ces conditions : le commerce, les constructions, la débrouille, la vie artistique, la vie spirituelle, les écoles.

"Nous", qu'est-ce qu'on fait ? Des prestations de service, et c'est utile. De la soupe, des vêtements, des consultations. Et aussi des rencontres, des cours de français, des livres, du sport, des œuvres d'art, et maintenant des consultations et des entretiens psy…

"Nous", qu'est-ce que ça nous fait ? C'est un séisme dans notre représentation de notre vie, de notre société, de nos valeurs :

À Calais, voir des gens "colorés", c'est récent, c'est un rappel constant et douloureux de la situation du bidonville. Croiser des personnes, paisibles et discrètes en ville, dont la précarité est évidente, ça bouscule, et ça renvoie chacun à des peurs pour lui-même ; et davantage encore pour ceux qui sont près de la précarité.

Les émeutes sur l'autoroute, les violences de toutes sortes, connues par ce qu'en disent ou montrent les médias, ça fait peur aussi. Faut-il que ces violences soient amplifiées par le discours décomplexé de la presse et des autorités ?

Mais aussi, le sentiment permanent de ne pas en faire assez, et d'être impuissant. Plus une personne "en fait", plus près elle côtoie les exilés, plus elle perçoit l'ampleur des besoins, de tous ordres, et plus elle se sent impuissante, sans espoir, et ensuite facilement exaspérée et en colère. C'est ainsi que les désaccords, pas toujours sur le fond, et les conflits sont très fréquents entre bénévoles. La violence, là aussi est tout près, et ça contribue à la fatigue et à la souffrance de tous.

Ça clive… dans la rue, dans l'école, au café, dans les campagnes électorales… Libération d'une parole qui met l'autre à l'écart, qui considère l'inégalité comme allant de soi : « Ils sont sales, ils sentent mauvais, ils prennent les légumes du jardin, l'eau du cimetière… Ce sont des terroristes ».

Mettre l'autre à l'écart est une tactique puissante pour le stigmatiser, le considérer comme n'ayant pas les mêmes besoins : par exemple, le centre Jules Ferry, loin d'être un centre d'accueil, est conçu par les autorités comme un lieu de services. On entre, on prend une douche, on va aux chiottes, on charge son téléphone, et pour finir on reçoit un repas. Nulle part un lieu où s'asseoir, pas un banc, pas une chaise, même pour manger, ce sont des "mange-debout". Les exilés mangent debout, ils n'ont sans doute pas besoin de s'asseoir, comme nous ? Le bidonville a été imposé dans une zone battue par les vents, à 8 km du centre-ville : un lieu de relégation, de mise à l'écart, sans transport en commun bien sûr, sans places de stationnement autorisé pour les bénévoles qui se rendent sur le terrain et livrent du matériel et de la nourriture.

Ce sont des faits, ce n'est pas seulement une description. Décrire conduit à faire exister la discrimination que les faits imposent, non seulement comme réalité destructrice, mais comme mode de pensée.

Il y a discrimination de la part de chacun, à son échelle. Me faire interpeller par le patron du bar où j'entre, accompagnée de deux Soudanais : « Pas de ça chez moi ! », sans choquer les "honnêtes gens" qui boivent leur café. Mais moi aussi, trouver très lourd de croiser les exilés quand je reviens de vacances. Quand on les nomme "clandestins", "migrant illégal", quand je parle de "nous", la discrimination est à l'œuvre, malgré moi.

Quels moyens avons-nous de contourner, d'éviter, la souffrance, la gêne, l'inconfort des bénévoles, soignants ou non, mais aussi des "natifs", "autochtones", témoins, qui sont concernés en tant que citoyens ?

Pour moi, ça passe d'une part par le "collectif", et c'est le sens que je donne à mon travail passé au sein de Médecins du Monde, et par mon travail actuel au sein de la Plateforme Service Migrants (PSM) (a). D'autre part par un essai de compréhension, une analyse critique de ce qui se passe, au-delà du local et du régional : on ne peut pas faire sans une analyse des politiques migratoires qui tendent à détruire non seulement les personnes migrantes, mais aussi l'espace commun que ces politiques prétendent préserver : l'objet même du politique.

Ça pose, on doit poser, la question de la responsabilité occidentale dans les difficultés des pays colonisés, et/ou exploités, dans le déclenchement ou l'entretien de conflits armés. On doit aussi réfléchir à l'économie, et aux bénéficiaires de la politique de rejet des exilés (1).

Qu'est-ce que ça représente, de créer des ghettos ? Ces lieux d'exceptions, à l'écart, où la loi française ne s'applique pas, délibérément. Lieux où la liberté de circuler est au bon vouloir des forces de l'ordre, où il n'y a pas de protection des femmes et des enfants… Est-ce qu'on veut garder nos principes : accueil des victimes de guerre et de persécution comme l'implique la convention de Genève de 1951 ? Mais elle est déjà bafouée !

26 % des demandes d'asile seulement sont acceptées, il n'y a pas de "protection temporaire" en France actuellement, pour les groupes d'exilés menacés, il y a cet accord avec la Turquie qui refoule des vrais réfugiés sans examiner leur demande. Il y a le processus de Khartoum. Comme il y avait, il n'y a pas longtemps un accord avec la Libye, et avec l'Ukraine.

Est-ce qu'on veut vivre dans une forteresse comme en Australie ? Où ils achètent des îles pour en faire des camps, et où ils tirent sur les bateaux qui s'approchent des côtes.

Or l'ouverture des frontières est une possibilité non utopique. Des gens sérieux la défendent, avec des arguments rationnels (2).

L'accueil digne est difficile, l'intégration prend du temps, mais est possible… et la France est à la traîne des autres pays, c'est un choix qu'elle fait.

Martine Devries -

généraliste (62)

Notes

a- La Plateforme de Service aux Migrants (www.psmigrants.org) est une association qui soutient, forme, et coordonne les bénévoles, regroupés ou non en associations, qui travaillent auprès des exilés du Nord de la France.

bibliographie

1- Rodier C "Xénophobie business" éd. La Découverte 2012 : 200 pages.

2- Wihtol de Wenden C "Faut-il ouvrir les frontières ?" éd. Presses de Sciences Po 2013 : 98 pages.