Catherine Lemorton : "Les élus et les firmes se claquaient la bise…"

La question de l'influence de la firme Servier est évoquée au procès Mediator°. Comment l'influence des firmes se manifeste-t-elle au Parlement ? Éléments de contexte avec Catherine Lemorton, pharmacienne depuis 1984 et députée de 2007 à 2017.

Députée, vous avez rendu en 2008, avant même la médiatisation du désastre du Mediator° (benfluorex), un rapport sur la prescription et la consommation des médicaments. Qu'avez-vous appris en tant qu'élue, que vous ne saviez pas déjà comme pharmacienne ?

« Pharmacienne, en bout de chaîne, je n'apercevais que la partie visible de l'iceberg. Je me suis demandé, par exemple, si certains médecins ne recevaient pas plus de visiteurs médicaux… que de patients ! Les visiteurs venaient à notre comptoir, certains pour nous dire : « Le collyre Duchmol va sortir, j'ai vu les ophtalmos du secteur, vérifiez que vous l'avez en stock ». J'ai aussi entendu une firme, lors d'une formation qu'elle sponsorisait, dénigrer les génériques à venir de l'un de ses médicaments.

Et j'ai constaté, dans les années 1990, la dérive florissante des prescriptions de Mediator° visiblement comme coupe-faim, hors des indications figurant dans l'autorisation de mise sur le marché (AMM). En effet, des médecins le prescrivaient sur une ordonnance à part, en dehors de la prescription des autres médicaments, et en écrivant "non remboursable". Cette ordonnance ne partait donc pas à la Sécurité sociale et pouvait ainsi échapper aux données de cette dernière.

Une fois députée, ce que j'ai vu en faisant le rapport, c'était aussi la partie immergée de l'iceberg : la politique du médicament en France, avec une Agence (alors l'Afssaps, devenue ANSM) où les liens d'intérêts des experts n'étaient pas toujours déclarés, un Comité (le CEPS) dont on ne savait pas vraiment comment il évaluait le prix du médicament…

Dès ma mission sur le médicament, alors nouvelle députée, je me suis rendu compte de l'influence de cette industrie à l'Assemblée. Fin octobre 2007, je suis invitée par les Entreprises du médicament (Leem) à l'hôtel Lutetia pour un "petit-déjeuner de travail". J'y entends des critiques contre les "mensonges" qui seraient proférés à quelques centaines de mètres de là, à l'Assemblée nationale… où les auditions de ma mission viennent à peine de commencer. Ce jour-là, je me dis que je n'accepterai plus ce genre d'invitation.

À la même époque, un collègue député m'appelle pour me dire que cela gêne les firmes fabriquant les médicaments "princeps" d'être auditionnées, comme je l'avais pourtant envisagé pour la mission, en même temps que Boiron. Elles risqueraient de ne pas venir. Ah bon, me dis-je, c'est un chantage à la Représentation nationale ? Au final, nous devons déplacer Boiron à une autre table ronde, aux côtés des génériqueurs. Au début de la séance avec les industriels fabriquant les médicaments "princeps", j'explique publiquement ce qui s'est passé. Et la séance est tendue.

Comment a été reçu votre rapport ?

Dans une grande indifférence, y compris dans mon propre parti, le Parti socialiste. Seuls quelques députés et journaux s'y sont intéressés. On me disait que la chaîne du médicament était déjà assez contrôlée.

Dès 2008, avec mon groupe parlementaire (socialiste, radical, citoyen et divers gauche), nous avons déposé des amendements inspirés du rapport, en vue du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Afin, par exemple, que l'appréciation de l'amélioration du service médical rendu (ASMR) d'un médicament ne soit plus fondée seulement sur une comparaison avec un placebo, mais aussi avec un médicament déjà existant. Il y avait en effet beaucoup de fausses nouveautés. Mais cet amendement a été refusé en 2008, 2009, 2010…

Même refus pour un amendement appelant à créer, avant janvier 2010, une base de données publique gratuite sur les médicaments alimentée par les pouvoirs publics.

Le combat était dur…

Notre mission en 2008 s'était appuyée notamment sur des travaux de la Cour des comptes et de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) – qui ne sont pas des gauchistes ! Et notre rapport a été adopté à l'unanimité. Mais à partir de 2009-2010, j'entends dire que, sur ce sujet, je serais "excessive". Et des firmes veulent me rencontrer…

Où les firmes rencontrent-elles les élus ?

Les firmes rentrent dès qu'il y a une porte ouverte…

Leurs représentants demandent à vous rencontrer à l'Assemblée. Une firme est venue, devant le groupe d'études sur le médicament et les produits de santé, promouvoir un vaccin, sans que les chiffres d'épidémiologie présentés ne montrent, à mes yeux, la nécessité de l'imposer à toute une classe d'âge…

Les représentants des firmes vous invitent aussi à petit-déjeuner ou à déjeuner, par exemple à l'hôtel Lutetia ou dans un restaurant près de l'Assemblée prisé des lobbyistes, Tante Marguerite ou Chez Françoise. Corinne Moizan, la lobbyiste de Servier, disposait même d'un badge d'accès à l'Assemblée, jusqu'à l'affaire Mediator°. Les députés pouvaient aussi être invités dans des clubs, à l'image du Club Hippocrate, financé notamment par GSK.

Chaque année, au moment des débats sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, les lobbyistes des firmes nous proposaient, en plus des auditions officielles à l'Assemblée, un petit-déjeuner, déjeuner ou dîner, pour éviter les baisses de prix du médicament et les décisions « intempestives ». Il était possible de recevoir, quelques semaines après, des amendements rédigés par l'industrie.

Dans toutes ces rencontres, y compris à l'Assemblée, j'ai vu des élus, des représentants des firmes et des visiteurs médicaux se claquer la bise. À l'époque, politiques et firmes se retrouvaient chaque année aux Universités d'été de la revue Pharmaceutiques, à Lourmarin, en Provence. Cette grande réunion annuelle se déroulait dans la connivence et à huis clos. Les parlementaires y étaient pris en photo, et leurs photographies insérées dans le compte rendu, peut-être au cas où, un jour, il leur prendrait l'idée de se désolidariser…

Comme nous étions en plein débat sur la loi "de sécurité du médicament", aussi dite loi Bertrand, j'ai participé à un débat une fois au cours de ces rencontres, en 2011, quand elles se sont tenues au Parlement européen de Strasbourg, en plein mois de décembre – loin du soleil et de la lavande.

Des collègues du PS me l'avaient dit, à mon arrivée : « Cela fait quinze ans que je suis élu, je les connais bien [les représentants des firmes], tu seras obligée de les côtoyer, ils t'invitent souvent, on fait le point, ils t'amènent des informations… »

Il n'est pas interdit aux députés de rencontrer les firmes du médicament, comme d'ailleurs de l'agroalimentaire. Mais ils doivent le faire en toute transparence. Ils doivent payer leur repas avec les lobbyistes, et noter leur nom dans leur agenda public. Ces rencontres devraient être filmées. On n'est pas dans l'armement, ni même dans le secret industriel : les firmes viennent défendre le prix des médicaments, pas dévoiler le brevet d'un principe actif ! Je ne suis pas contre les groupes d'intérêt. Il faut les écouter. Mais c'est l'intérêt général qu'il faut privilégier.

Sur quels arguments, en général, jouent les firmes pour rallier les élus à leurs intérêts ?

L'image de la France, cette industrie étant un fleuron qui exporte tant, et l'emploi qu'elle procure.

Ainsi, après la crise économique de 2008, une documentation que les représentants de Servier m'ont remise comportait notamment ce message : « Dans le contexte actuel de crise économique, il est important de ne pas seulement soutenir les secteurs en difficulté tels que la banque, l'automobile ou l'aéronautique, mais aussi les entreprises aujourd'hui dynamiques ». Il était précisé qu'un emploi créé dans l'industrie pharmaceutique induisait quatre emplois dans le secteur privé de l'économie. Le document suggérait des mesures, en matière d'impôt et de cotisations sociales entre autres.

Autre exemple : dans notre rapport de 2008, nous avons préconisé de raccourcir les durées d'autorisation temporaire d'utilisation (ATU). En effet, cette procédure, pendant laquelle le prix est décidé par les firmes (même s'il y a ensuite des rétrocessions), ne devrait pas servir à contourner l'autorisation de mise sur le marché. Des firmes ont répondu que l'ATU était un facteur d'attractivité de la France, et aussi que des ATU étaient mises en place le temps de vérifier les effets indésirables… La recherche des effets indésirables serait donc à géométrie variable : elle imposerait, dans certains cas, de prolonger une ATU et de ne pas encore accorder l'AMM, et, pour tel autre produit déjà sur le marché, de ne pas retirer l'AMM !

Autre épisode, en 2012. Je défends alors un amendement pour "génériquer" les aérosols dans le traitement de l'asthme. Les salariés de l'usine GSK d'Évreux envoient de très nombreux courriels à des députés, la direction a dû leur faire peur. Pourtant, cet amendement vise à une économie pour les finances publiques sans aucune atteinte à l'emploi. Il ne doit concerner que les nouveaux patients, laissant du temps à la firme – 5,3 milliards d'euros de bénéfice net en 2012… – pour préparer sa chaîne aux génériques. Finalement, nous devons retirer l'amendement. Un nouvel amendement est déposé en 2014. Cette année-là, trois grands pontes de GSK viennent de Londres pour me rappeler que leur usine d'Évreux emploie 1 200 personnes. Le texte sera adopté de justesse, 21 voix pour, 8 contre. Dans les débats, l'emploi aura été évoqué par plusieurs députés, dont celui de la circonscription de l'usine, Bruno Le Maire.

Dernier exemple, en 2014. Sanofi invite des dizaines d'élus locaux et nationaux de tout bord à la Maison des Polytechniciens, au cœur de Paris. J'y vais, en tenant à payer moi-même mon repas. Le directeur général de la firme, Chris Viehbacher, met en avant les emplois directs mais aussi indirects (ceux des sous-traitants) créés par la firme sur plusieurs territoires. Les partis politiques présents ce jour-là semblent tous tomber d'accord avec lui. Oubliés, l'installation de Chris Viehbacher aux États-Unis, la condamnation de Sanofi pour dénigrement des génériques de Plavix° (clopidogrel), les fermetures de sites en France malgré les bénéfices et le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE)…

Avez-vous été l'objet de pressions des firmes ?

Il peut y avoir une pression lors d'une discussion, quand le représentant d'une firme vous glisse : « Vous savez, je suis très ami, ou voisin, du président de la République… ». Ou bien : « Nous avons bien travaillé avec tel ministre… », membre éminent de votre parti.

Mon ancienne associée à la pharmacie a reçu la visite de deux directeurs régionaux de deux firmes, qui lui ont dit : « Mais qu'est-ce qu'elle fait votre associée, à l'Assemblée ? ». J'étais excessive, encore une fois… Le même message a d'ailleurs déjà été passé au responsable de mon parti à l'Assemblée (qui m'a heureusement défendue).

D'ailleurs, j'avais dit à un représentant des firmes : « pour ne pas que vous perdiez du temps à chercher, sachez que j'ai été une étudiante en pharmacie agitée, membre d'une organisation syndicale très "révolutionnaire" dans les premières années de mes études ! Vous pouvez le noter, vous pouvez le dire, j'assume… ».

Toutefois, je n'ai jamais subi de menace physique. Mais j'ai été victime de rumeurs sur des coucheries. Une firme a dit à un député – et il n'est pas le seul à l'avoir entendu… – qu'untel était mon amant. Cela devait expliquer la teneur d'un de mes amendements…

La parole critique, argumentée, sur le médicament, que je portais, était soutenue par des associations et de plus en plus visible médiatiquement. Des oreilles attentives devaient craindre un effet boule de neige.

Concernant votre rapport de 2008 sur le médicament, c'est après la médiatisation du désastre du Mediator°, en 2010, qu'il a enfin suscité de l'intérêt…

Le rapport de 2008 est tombé comme une m… dans l'eau, je le dis alors au ministre de la santé Xavier Bertrand. Lui dit être intéressé par ce rapport et propose une coproduction législative majorité + opposition. Le débat durera de septembre à décembre 2011. J'ai l'impression, encore, de passer des heures entières seule sur ce sujet pendant que les prochaines élections mobilisent les énergies… mais aussi, enfin, d'être entendue. Je suis responsable de la loi pour mon groupe parlementaire.

Quelques-unes des 92 préconisations de notre mission de 2008 figurent dans la loi Bertrand de 2011 : déclaration publique d'intérêts des experts dans les agences traitant de santé, création d'une base publique d'informations sur le médicament, encadrement de la prescription hors AMM… La mission a aussi évoqué le suivi des médicaments mis sur le marché, et notamment le renouvellement de leur AMM ; la loi Bertrand facilite le réexamen quinquennal de l'AMM.

Mais finalement, mon groupe vote contre la loi. Notamment parce qu'elle prévoit un encadrement mais pas une interdiction de la publicité des firmes pour la vaccination, qu'elle n'offre pas de moyens suffisants pour une formation initiale et continue indépendante pour les professionnels de santé et qu'elle n'instaure pas la possibilité pour des patients victimes d'un médicament de mener en justice des actions de groupe. Le financement du développement professionnel continu sera précisé par la suite – même si ce n'est pas encore parfait – et les actions de groupe en santé ne seront instaurées qu'en 2016.

Il y a eu du mieux, donc, depuis 2011. Que reste-t-il à faire ?

La solution miracle n'existe pas, c'est l'addition de plusieurs mesures qui marchent, face à des industriels recourant à de grands cabinets d'avocats, grands connaisseurs de la loi… Les mesures doivent être coercitives, réellement appliquées et évolutives, pour parer tout affaiblissement ou contournement des textes.

La loi de 2011, ainsi, a instauré la base publique du médicament. Mais cette base n'apparaît qu'en 4e position sur un moteur de recherche internet si vous recherchez par exemple tel ou tel antibiotique…

La loi a aussi instauré la base Transparence Santé. Mais le patient devrait être informé – par une affiche chez son médecin par exemple – de l'existence de ce site sur les liens d'intérêts. Cela fait partie de la démocratie sanitaire.

Autre loi, autre mesure… Selon l'article L4113-13 du Code de la santé publique, un membre des professions médicales doit déclarer ses liens d'intérêts avec une firme quand il s'exprime en public sur un produit de ladite firme… Vous l'entendez quelque part, vous ?

Il y a aussi beaucoup à dire sur la publicité des produits de santé. Lors d'une campagne de vaccination en 2018 à Mayotte pour la Réserve sanitaire, campagne à laquelle j'ai participé [avant de devenir responsable de la Réserve en 2019], nous utilisions un outil en ligne pour organiser nos activités… sur lequel est apparu le logo d'une firme commercialisant des vaccins. J'ai demandé à ce qu'il soit retiré.

Il arrive aussi, entre deux publications sur le fil du réseau social Twitter, qu'apparaisse de la publicité pour telle ou telle firme… Quant aux affichages du Leem dans le métro, quelle en est la plus-value, à part nous mettre des médicaments dans la tête ?

Autre enjeu, le financement des pôles et maisons de santé. En 2016, Pfizer a signé une convention avec de telles structures. C'est un recul énorme, dans un domaine marqué par un manque d'investissement de l'État. En 2011, rien n'a été envisagé dans la loi sur ce sujet, c'étaient les balbutiements des maisons de santé.

Au cabinet ou au comptoir, il faut tomber dans la méfiance extrême quand les industriels vous abordent. S'ils viennent, est-ce toujours pour donner au patient le meilleur médicament au moindre prix avec le moins d'effets indésirables ? À un moment, l'un de ces piliers risque de sauter, car la firme veut vendre son produit.

En fait, il faudrait, sauf dans le cadre d'essais cliniques très encadrés, interdire tout contact entre professionnels de santé et industriels. Cela semble impossible. Ce serait l'idéal… »

Propos recueillis en août 2019 par ©Prescrire