Catherine Sokolsky : Faire face au manque d'information critique du grand public sur les médicaments

Dès 1978, le Dr Henri Pradal, pharmaco-toxicologue, décrivait dans son dictionnaire la nature réelle de Mediator°. La journaliste spécialisée en santé Catherine Sokolsky s'en souvient. Et analyse le chemin parcouru par l'information critique sur le médicament en France depuis quarante ans. Des propos recueillis par Prescrire en septembre 2019.

Mediator° a été commercialisé pour des indications liées aux troubles métaboliques, en particulier dans le traitement du diabète. Qu'en disait Henri Pradal dans son "Dictionnaire critique des médicaments", en 1978 ?

Dans cet ouvrage paru deux ans après la commercialisation de Mediator°, le Dr Pradal lui consacre une notice, commençant par ces mots : « Pour qui sait examiner une formule développée – mais encore faut-il avoir l'occasion de tomber dessus – le benfluorex, principe actif du Mediator°, est un dérivé de la molécule du Pondéral°, coupe-appétit bien connu commercialisé par le même laboratoire. »

Sa composition chimique était donc déjà très claire à cette époque, il suffisait de regarder la formule… D'ailleurs, en 1971, l'Organisation mondiale de la santé avait classé Mediator° en anorexigène pour sa proximité avec les amphétamines.

Selon la triple cotation instaurée par le Dr Pradal dans son "Dictionnaire", Mediator° avait tout faux : il s'avérait inefficace (coté III sur une échelle de I à III), très toxique (C sur une échelle de A à C) et très cher (3 sur une échelle de 1 à 3). Un pictogramme indiquait aussi sa dangerosité pour la femme enceinte.

À la justice enquêtant sur le désastre du Mediator°, j'ai confié l'extrait de ce livre du Dr Henri Pradal [également reproduit en annexe du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales de 2011 sur Mediator° et lire aussi "Autour du procès Mediator°. Le benfluorex démystifié en 1978 dans le "Dictionnaire Pradal"]. Ces deux pages montrent qu'en 1978, donc, tout était déjà dit. 

C'est un exemple, en fait pas exceptionnel, de la non-réactivité des pouvoirs publics français quand il s'agit de retirer un médicament du marché. On pourrait se dire qu'après les scandales déjà survenus, les choses changent, mais non, de temps en temps, une nouvelle affaire surgit. Face à la puissance de feu des firmes, les garde-fous ne sont peut-être pas assez puissants. Pour Mediator°, heureusement que, trente ans plus tard, Irène Frachon a déterré l'affaire.

Comment a été reçue l'information indépendante du Dr Pradal sur les médicaments ?

Dans les ministères et les firmes, on lisait son "Dictionnaire critique des médicaments". Certains l'avaient dans le collimateur. Il a essuyé quatorze procès intentés par des firmes pour un précédent ouvrage, "Le guide des médicaments les plus courants", paru au Seuil en 1976 et traduit dans une quinzaine de langues.

Aujourd'hui, Prescrire et d'autres se bagarrent pour que les médecins communiquent au patient le nom de la molécule, et non celui de la marque du médicament, pour détacher la prescription de la dimension commerciale. Mais dans les années 1970, Henri Pradal a été attaqué pour avoir publié le nom commercial des médicaments. Les firmes ne toléraient pas qu'une information soit donnée dans un livre grand public sur leur médicament, avec son nom de marque clairement indiqué, et que quelqu'un, pour la première fois, se permette de lui donner une appréciation, le présentant comme inefficace ou toxique.

À cette époque, l'information sur le médicament était chasse gardée. Mais ces procès, les firmes les ont perdus : la "jurisprudence Pradal" a représenté un tournant dans la libération de la parole publique sur le médicament. On disait qu'il y avait le "Vidal" et le "Pradal", pour lequel Henri Pradal avait choisi une couleur bleue, par opposition au rouge du "Vidal"… Malgré cela, longtemps après, certains journalistes n'osaient toujours pas publier les noms commerciaux des médicaments de peur de se faire attaquer.

Henri Pradal, qui avait travaillé une douzaine d'années dans l'industrie pharmaceutique, notamment chez Servier, faisait cavalier seul et abattait un travail colossal. Il a financé lui-même certains de ses bouquins, qu'il est allé imprimer à Hong-Kong, il a créé les éditions du Couloir de Gaube, clin d'œil au Béarn dont il était originaire… Il est mort en 1982, à l'âge de 51 ans.

Le guide Pradal a ouvert la voie à une information critique du grand public sur le médicament. D'autres l'ont-ils suivi ?

Les gens sont friands d'informations concrètes sur le médicament, les concernant individuellement : est-ce efficace, est-ce dangereux, quelles interactions, etc. ? Pourtant, en termes d'information indépendante, le secteur médical a longtemps été peu développé, alors qu'il existait déjà des organismes de défense et d'information du consommateur dans tous les domaines.

Les Français se sont jetés sur le guide Pradal, vendu à des centaines de milliers d'exemplaires. La revue "l'Impatient", créée par le journaliste Pierre Clermont et à laquelle j'ai participé dès le début en 1977, avait pour directeur de publication Henri Pradal. Son sous-titre, « Mensuel de défense et d'information des consommateurs de soins médicaux », était explicite. Nous informions entre autres sur le médicament. Ainsi, nous avons relayé des critiques sur la publicité et sur la mauvaise information concernant les effets indésirables de Pondéral°, que par ailleurs, dans son "Dictionnaire" de 1978, Henri Pradal classait comme certainement toxique et franchement cher.

En 2006, "Que choisir santé" est né avec le dessein de s'inscrire dans une même veine d'information pour le grand public, avec la rigueur de Prescrire. Selon des sondages auprès des lecteurs, la rubrique la plus lue était l'information sur le médicament, et cette tendance s'est renforcée lorsqu'a éclaté l'affaire du Mediator°.

En 2019, selon moi, il n'existe pas d'équivalent pour le grand public du "Dictionnaire" Pradal, offrant, pour chaque médicament, une information fiable scientifiquement et bien écrite, dans un style agréable, voire humoristique, même si le "Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux" des Prs Debré et Even a, plus récemment, témoigné d'un esprit critique similaire.

Pourquoi si peu de regard critique et de voix indépendantes sur le médicament en France ?

En France, on aime beaucoup le médicament, peut-être plus que dans d'autres pays. Indice de cette appétence : les chiffres de consommation.

En fait, c'est tout un système qui commence pour les médecins pendant les études. Il y a une dizaine d'années, j'avais comparé les études médicales en France et aux Pays-Bas, où l'on consomme beaucoup moins de médicaments. Contrairement à ce qui passait en  France, la mise à l'écart des firmes se pratiquait déjà dans les facultés néerlandaises. Les médecins y étaient formés à la non-prescription : dans telle ou telle situation, faut-il vraiment un médicament ? Je n'ai pas entendu que pendant leurs études, on apprenne aux futurs médecins français, devant telle ou telle affection, à se demander : peut-on ne rien faire ?

C'est sans doute un aspect culturel, relevant, qui sait, d'une angoisse particulière : en France, on peine à penser qu'on va guérir sans rien. Pour le moindre bobo, même évoluant positivement de façon naturelle, il faut prendre quelque chose. Au passage, le succès de l'homéopathie s'explique peut-être en partie par cela.

Cette posture, sur laquelle surfe le marketing des firmes, a été longtemps alimentée par le discours gouvernemental, relayé par la presse : « Au moindre problème, allez voir votre médecin, ne faites rien tout seul ». Ce discours prédominait il y a 20-30 ans. Cela change un peu pour des raisons économiques et avec la prise de conscience d'une surconsommation des médicaments.

Pourtant, avec Internet notamment, il semble n'y avoir jamais eu autant de sources pour s'informer…

Il existe peut-être plus de possibilités de s'informer sur le médicament, mais les sources sont-elles compréhensibles et indépendantes ?

Sur le plan de la compréhension, tout d'abord, qui consulte par exemple les résumés des caractéristiques du produit (RCP) sur le site base-donnees-publique.medicaments.gouv.fr ? Sans doute le consommateur averti, voire le spécialiste.

En France, le public dispose des notices de médicaments : il est gâté, car dans certains pays anglo-saxons, les associations de consommateurs ont dû se battre pour qu'elles accompagnent les médicaments. Mais celles-ci sont plus ou moins bien faites. À la revue "l'Impatient", nous avions sondé des personnes sur le sens de termes parmi les plus courants dans les notices, comme «  aménorrhée » ou « céphalée ». Très souvent, les gens ne savaient pas ce que ça voulait dire.

Sur le plan de l'indépendance des sources d'information, on doit constater un certain progrès. À une époque, la notion de liens d'intérêts n'effleurait même pas la presse, qui interviewait souvent, par facilité, tel ou tel fameux spécialiste choisi pour ses connaissances, son aisance à communiquer et à vulgariser, mais qui était en réalité un leader d'opinion fortement lié à l'industrie.

Cela n'a pas totalement disparu mais maintenant, en théorie, le journaliste peut vérifier, grâce à la base transparence.sante.gouv.fr, à quel point tel cardiologue est indépendant des firmes. Mais le grand public a-t-il toujours conscience du degré d'indépendance du site internet qu'il consulte et de ce que cela signifie ?

Comment apporter une information critique sur le médicament à un patient sans lui faire peur ?

C'est la ligne de crête de toute information sur le médicament. Informer sur le médicament, ce n'est pas comme donner la réalité de l'efficacité d'une machine à laver ou d'une lessive. L'enjeu n'est pas le même…

Pour que les messages soient entendus du public, il faut remettre régulièrement cette information sur le métier. C'est le cas avec les antibiotiques, dont la consommation repart à la hausse quand la dernière campagne contre leur surconsommation s'éloigne dans le temps. 

Et il faut bien le constater, si ces dernières années il y a eu des progrès certains, en chirurgie, en biologie de la reproduction, il n'y a pas eu de grands progrès dans le domaine du médicament. Cela concerne essentiellement quelques produits, pour certains patients, dans le cancer, en immunothérapie.

Enfin, il existe toujours le risque que l'esprit critique se transforme en méfiance généralisée. Certains ont du mal à recevoir la critique : à leurs yeux, critiquer un médicament, ce serait les critiquer tous. En réalité, il n'est pas question de dire qu'il faut tous les jeter à la poubelle, il s'agit de trouver leur juste utilisation.

Propos recueillis en septembre 2019

©Prescrire