Seconde partie. Le service de recherche du Parlement européen favorable à une infrastructure européenne du médicament
La Commission européenne a annoncé en 2020 sa nouvelle stratégie pharmaceutique européenne pour les années à venir (1). Cette stratégie va se matérialiser notamment par une révision importante de la législation pharmaceutique générale de l'Union européenne (UE) et des législations sur les maladies rares et sur les médicaments pédiatriques (2).
Pour préparer ces documents et initiatives, la Commission a organisé au préalable plusieurs consultations publiques : une consultation sur la feuille de route de sa stratégie pharmaceutique, suivie d'une consultation sur la stratégie elle-même ; une consultation sur la feuille de route de la révision législative, suivie d'une consultation sur la révision législative elle-même (1à8).
La publication des nouveaux textes législatifs est annoncée pour 2023. Ils seront soumis à l'approbation du Parlement et du Conseil européens (2).
Nous avons publié divers extraits de textes proposés par la Commission ainsi que des extraits de contributions aux consultations publiques élaborées par Prescrire et une alliance européenne d'associations de la société civile à laquelle participe Prescrire (9).
En complément, nous publions ci-dessous de larges extraits d'un rapport publié par le service de recherche du Parlement européen, élaboré dans le cadre de ces consultations, et plaidant pour la mise en place d'une infrastructure européenne du médicament (traduction par nos soins) (10). Ce rapport a été commandé et adopté par le Panel pour le futur de la science et de la technologie (STOA), un groupe de parlementaires européens dont le mandat officiel est d'éclairer le Parlement européen sur l'évaluation des politiques scientifiques et technologiques (11). Ce document a été élaboré par des universitaires italiens et tchèques (10).
Analyse des limites du modèle de recherche, et proposition d'une infrastructure publique
Le rapport analyse les forces et les faiblesses du modèle actuel de recherche et développement (R&D) pharmaceutique en Europe. Il propose ensuite une nouvelle approche de la politique pharmaceutique avec la mise en place d'une infrastructure de R&D publique européenne.
« Dans cette optique d'une refonte de la vision européenne concernant les politiques pharmaceutiques, le panel STOA du Parlement européen a lancé cette étude pour une mise à plat du modèle actuel du système de recherche et d'innovation pharmaceutique. L'étude cherche à déterminer s'il est souhaitable et réalisable de créer une grande infrastructure publique européenne destinée à corriger les défaillances persistantes du marché et des politiques en place dans le secteur pharmaceutique, d'un bout à l'autre du cycle de vie du médicament (recherche, développement, production et distribution) » (10).
Six échecs du fonctionnement et de la régulation du marché pharmaceutique
« L'étude a mis en lumière six échecs qui pèsent sur le fonctionnement et la régulation du marché pharmaceutique, et que les politiques publiques et les remèdes réglementaires actuels sont inaptes à corriger.
Une déconnexion entre les choix commerciaux de la R&D et les priorités en matière de santé publique.
Même si l'industrie pharmaceutique affiche encore un beau bilan en matière d'innovations, il est évident que la productivité de sa R&D ne cesse de baisser pour ce qui est des nouveaux médicaments et de leur coût, particulièrement dans certains domaines. Sous l'angle de la santé publique, on peut s'inquiéter de la déconnexion entre les priorités des firmes en R&D et les besoins les plus urgents pour le bien-être des citoyens. Les gouvernements ont souvent envisagé de subventionner la R&D des firmes pour atténuer ce décalage. Cette politique est aujourd'hui appliquée généreusement par plusieurs gouvernements à travers des programmes de subventions, l'exemple le plus notable étant celui des subventions étatsuniennes à l'industrie pour les vaccins covid-19. Toutefois, au-delà de l'urgence actuelle, qui a vu des sommes d'argent public sans précédent transférées aux firmes pharmaceutiques, la preuve est faite que cette politique n'est ni efficace ni rentable sur le long terme.
Décalage entre les pratiques de science ouverte (open science) dans le secteur public et la pratique des brevets qui protègent les investisseurs.
Le modèle économique actuel de l'industrie pharmaceutique repose largement sur le monopole légal que confère le dépôt d'un brevet ou d'une famille de brevets. En principe, l'objectif de la législation sur les brevets est de contrebalancer les avantages commerciaux privés que confère un monopole légal par l'obligation de rendre publiques les informations sur les inventions déposées. La divulgation de ces informations est censée créer une externalité positive, puisque la valeur sociale d'un brevet serait supérieure à sa valeur commerciale dans la mesure où des tiers bénéficieraient d'une divulgation de ces informations. Mais ce mécanisme n'a qu'une portée limitée puisque les procédés de fabrication restent de facto confidentiels, sans parler des informations économiques sur les véritables coûts de R&D et de production. La protection accordée par les brevets est encore plus disproportionnée quand on pense à la diffusion croissante des pratiques de science ouverte dans la recherche fondamentale, largement financée par des fonds publics, ce qui offre aux entreprises privées un libre accès à une mine de résultats scientifiques. Dans la législation comme dans la pratique, on ne trouve pas d'exemple de cadre politique qui permette la protection de l'intérêt général lorsque la combinaison de science ouverte en amont, de subventions gouvernementales à la R&D, et de systèmes de brevets et d'autorisation de mise sur le marché (AMM) conduit à des résultats défavorables (prix inabordables, pénurie de médicaments dans certaines spécialités, stratégies commerciales anticoncurrentielles).
Des rentes des investisseurs financiers dans l'industrie pharmaceutique provenant de subventions gouvernementales à la R&D.
Pour chaque nouveau médicament autorisé, le coût de R&D est généralement directement et indirectement soutenu par une combinaison de subventions et d'aides versées par le secteur public à la recherche biomédicale, soit en amont, soit directement aux firmes. Malheureusement, il n'y a aucun contrôle public systématique des coûts et bénéfices sociaux de ce mécanisme de subventions, alors qu'à l'évidence il implique que des rentes sont au final captées par les actionnaires à travers la valeur anormalement élevée des actions des firmes pharmaceutiques, comme le prouvent les données internationales. (…) Plusieurs gouvernements essaient de limiter les profits excessifs de l'industrie pharmaceutique à travers le contrôle de certains prix. Mais en l'absence d'informations fiables sur les coûts mises à disposition des régulateurs, cet instrument semble peu efficace pour contenir les prix de plus en plus élevés des nouveaux médicaments.
Le pouvoir d'un marché oligopolistique du côté de l'offre, avec des problèmes d'accès et de prix des médicaments.
La structure du secteur pharmaceutique se caractérise par une distribution extrêmement déséquilibrée : un cœur oligopolistique avec, en périphérie, des firmes opérant sur différents sous-marchés ou niches thérapeutiques. Cela donne un ensemble de monopoles de droit ou de fait sur la plupart des médicaments, avec les conséquences inévitables du pouvoir du marché : les prix, notamment ceux des nouveaux médicaments, sont associés à des marges très généreuses sur fond d'opacité des coûts ; des fusions et acquisitions fréquentes conduisent à une concentration croissante du marché ; les choix de production et la chaîne de valeur sont optimisés afin d'extraire des rentes pour les plus grosses firmes multinationales. Cette structure de marché mène à des prix des médicaments élevés voire inabordables, ce qui entraîne des problèmes d'accès pour les patients et de durabilité des systèmes de soins.
Pas assez d'incitations pour les études post-AMM.
Si les firmes sont très motivées pour investir de l'argent et des moyens dans la préparation des essais cliniques et autres études à l'appui de leur demande d'AMM, elles n'ont en revanche aucune motivation pour réaliser des essais cliniques comparatifs et des études dans la vraie vie après qu'un médicament a été autorisé, surtout s'il s'agit de comparaisons post-AMM entre médicaments, dont ceux des concurrents. Les régulateurs peuvent tenter de convaincre les firmes de réaliser des études sur le long terme, ou de les déléguer à des tiers. La première approche risque d'être inefficace en l'absence de motivation financière. La seconde approche, jusqu'à présent, n'a été mise en œuvre que de manière non systématique et souvent sur une base volontaire par des entités non commerciales.
Une infrastructure publique pour surmonter les défaillances du marché
« Ces défaillances du marché et des politiques mises en place invitent à explorer une nouvelle politique basée sur une intervention publique plus directe (méthode qui a largement porté ses fruits pour les politiques de l'espace et dans d'autres secteurs scientifiques) : la création d'une infrastructure paneuropéenne de R&D et de distribution des médicaments dans des domaines essentiels. Elle devra s'appuyer sur les sciences biomédicales de pointe, avec une mission de santé publique ainsi qu'une vision et des financements sur le long terme. Plus précisément, le rôle de cette infrastructure européenne du médicament serait le suivant :
avoir pour unique mission la protection de l'intérêt général des citoyens européens et leur droit à se voir proposer en toutes circonstances des médicaments sûrs, efficaces, innovants et abordables dans les domaines de R&D affectés par les échecs du marché et autres problèmes ;
élaborer une stratégie globale, anticipatrice et à long terme, et se doter d'une direction et d'une gouvernance approuvées par le consensus des communautés scientifiques et des autorités de santé ;
être propriétaire des résultats des projets de R&D qu'elle entreprend, soit en son nom propre soit dans certains cas précis avec des partenariats publics-privés, et gérer ses droits de propriété intellectuelle et autres droits de propriété sur les innovations exclusivement dans l'intérêt général ;
être largement ouverte aux collaborations, aux partenariats avec des centres de recherche tiers au niveau national ou européen et avec des firmes pharmaceutiques, y compris en dehors de l'UE si nécessaire, sur la base de dispositions contractuelles claires et transparentes ».
Principales missions de l'infrastructure publique du médicament
« Les principales missions de l'infrastructure européenne du médicament pourraient être les suivantes :
élaborer un portefeuille de projets de R&D pharmaceutique innovants dans des domaines pharmaceutiques choisis et les champs biomédicaux associés sur une période de trente ans (2050), afin de pourvoir aux besoins de la prochaine génération de citoyens européens. Dans la version la plus ambitieuse, ces projets devraient porter sur des domaines thérapeutiques : (i) délaissés par le secteur privé ; ou (ii) où le secteur privé applique des prix exorbitants ; ou (iii) où il y a des pénuries, des ruptures de stocks, où l'approvisionnement n'est pas sécurisé.
Réaliser des études cliniques portant sur des médicaments déjà autorisés comme par exemple : (i) essais comparatifs sur l'efficacité et les effets indésirables de médicaments existants ; (ii) études sur les effets indésirables à long terme ; et (iii) études sur de nouvelles indications de médicaments déjà disponibles.
superviser l'approvisionnement en matières premières ou en composants pour la fabrication des médicaments, souvent importés de pays extérieurs à l'UE. En fonction des résultats de ce suivi, l'autorité devrait prendre des mesures, si nécessaire, pour éliminer les goulets d'étranglement dans la chaîne logistique, et devrait promouvoir des projets destinés à améliorer la sécurité des approvisionnements pour l'Europe, en collaboration avec les autres institutions de l'UE concernées ».
Quatre options politiques de l'infrastructure publique du médicament
« L'étude suggère quatre alternatives politiques (…) :
Option 1.
Un cran au-dessus de l'hypothèse de départ, la première option, la plus minimale, implique la création d'une infrastructure européenne du médicament pour la R&D pharmaceutique dans l'intérêt général, dotée de son propre agenda axé sur le domaine prioritaire numéro un : la R&D sur les vaccins et les traitements contre les maladies infectieuses/transmissibles, et les dispositions pour leur distribution. La nouvelle organisation aura sa propre gouvernance (avec des compétences scientifiques et managériales de haut niveau), son propre budget, et fonctionnerait essentiellement sur la base de contrats de R&D signés avec des parties tierces sélectionnées. Il ne faut pas voir ces contrats comme des subventions versées aux parties tierces, mais comme des contrats de marché public, les droits de propriété intellectuelle sur les découvertes et les mécanismes de distribution des nouveaux médicaments étant placés sous la responsabilité ultime de la nouvelle infrastructure publique européenne. Des capacités internes mais relativement limitées de R&D (personnels et laboratoires) seraient nécessaires pour accomplir certaines tâches.
Option 2.
La deuxième option est similaire à la précédente mais avec une mission plus large. Le périmètre de l'infrastructure couvrirait d'autres domaines où le secteur public comme le secteur privé sous-investissent, là encore les vaccins et médicaments contre les maladies infectieuses, mais également les traitements pour les maladies neurodégénératives, les maladies rares, ou certains types de cancers et de maladies génétiques. (…) Comme dans l'option précédente, la nouvelle organisation aura sa propre gouvernance (avec des compétences à la fois scientifiques et managériales), son propre budget, signera des contrats avec les fournisseurs externes et les partenaires, et disposera de capacités internes mais relativement limitées en termes de laboratoires et de personnels. Elle opérera principalement sur la base de contrats de marché public passés avec des parties tierces autour des missions horizontales.
Option 3.
La troisième option prévoit la création d'une grande infrastructure européenne du médicament avec un focus exclusif sur les maladies infectieuses, mais – à la différence des deux options précédentes – cette nouvelle organisation, même si elle fonctionnerait aussi à travers des contrats avec des tiers, recruterait son propre personnel scientifique et disposerait de laboratoires dédiés de classe mondiale pour effectuer la plupart de ses recherches en interne. Elle couvrirait tout le cycle depuis la recherche fondamentale jusqu'à la distribution de nouveaux médicaments, à travers des dispositions contractuelles ad hoc avec des parties tierces, comme dans les options précédentes, mais elle aurait davantage d'autonomie et disposerait de ses propres mécanismes de distribution.
Option 4.
La quatrième option est la plus ambitieuse en termes de périmètre et de mécanismes de distribution. Elle est proche de la précédente, puisqu'elle prévoit la création d'une grande infrastructure paneuropéenne de R&D dotée d'une mission publique. Mais elle aurait (comme dans l'option 2), un programme de R&D plus large, c'est-à-dire non limité aux maladies infectieuses, contrairement à l'option 3. Cette instance gérerait son propre personnel scientifique et ses propres laboratoires, et donnerait naissance à la plus importante infrastructure publique de R&D dans le monde, comparable au programme de recherche gouvernemental des National Institutes of Health financé par l'État fédéral américain, mais allant au-delà de ce dernier en termes de propriété intellectuelle et de mécanismes de distribution des médicaments innovants et des technologies associées. Cela ferait de l'Europe le plus gros acteur mondial dans le domaine de la R&D pharmaceutique, avec des bénéfices directs pour les patients et pour les systèmes de santé publique, pour les chercheurs en début de carrière, ainsi que des retombées bénéfiques potentielles pour l'industrie pharmaceutique européenne à travers des possibilités de partenariat sur des projets spécifiques » (10).
Nous reviendrons dans d'autres numéros sur la révision annoncée de la législation pharmaceutique générale de l'Union européenne et des législations sur les maladies rares et sur les médicaments pédiatriques.